DÉSAFFECTER LE POLITIQUE ?
Puissances de la colère
Colloque UNIL-IEPI
23-24 avril 2010
Christiane VOLLAIRE
Une tendance contemporaine bien établie dans le champ médiatique tend à réduire les réalités politiques de notre existence commune, ou de ce qu'Arendt appelait "l'espace public", aux discours lénifiants de l'apitoiement victimaire. Nous n'aurions en commun que cette capacité de nous attendrir mutuellement sur le triste sort les uns des autres dans la phraséologie humanitaire. Et plus violentes sont les réalités contemporaines de l'exclusion, de la discrimination ou de l'extermination, plus devient pregnant le discours du sentimentalisme et de la compassion, qui vise précisément à exclure toute manifestation de la colère. Le champ politique est ainsi affecté de cela même qui désaffecte la puissance de rébellion.
Une autre tendance bien établie, celle de la tradition philosophique, héllénistique en particulier, consiste par ailleurs à dévaloriser la colère comme passion négative, pour lui opposer l'apaisement de la raison. Une large part de la tradition philosophique s'est ainsi plutôt instaurée pour légitimer un ordre, que pour tenter de l'affronter. Dans les traditions religieuses monothéistes, la colère apparaît comme le monopole du Dieu unique, vengeur et terrifiant. Celui du Dies Irae, qui ne laisse aux hommes que la possibilité de se soumettre.
Ainsi les discours contemporains rejoignent-ils, ou plutôt suivent-ils, des traditions bien ancrées, nous poussant à interroger, à leur encontre, les puissances de la colère, non pas comme effets de la soumission aux pulsions, mais au contraire comme forces de la raison. En ce sens, désaffecter le politique du discours compassionnel serait un moyen de le rendre à la puissance vitale de la raison. Et de cette réaffectation, la colère pourrait bien être l'instrument.
1. Violence de l'harmonie : être désaffecté
En 1977, Fritz Zorn publie Mars. C'est une véritable déclaration de guerre, ou plutôt une machine de guerre, montée contre ce qui est en train de le tuer. Le cancer dont il va mourir ? Non, l'éducation "à mort" qui en a été, pendant les trente-deux ans qu'a duré sa vie, la lente préparation.
La colère commence ainsi comme une forme de la désaffiliation, puisque la filiation, dans sa naturalité jamais interrogée, est la condition première de la soumission. Elle manifeste donc d'abord la violence d'une séparation. Chez Zorn, cette violence de la séparation réplique positivement à la violence de l'éducation. Elle fait émerger la puissance de la vitalité à l'encontre de cette forme très insidieuse du formatage institutionnel qu'est la relation parentale :
Mes parents n'ont eu "que de bonnes intentions" à mon égard et n'ont fait que "m'élever comme il faut". J'en crois mes parents, j'en crois feu mon père et j'en crois ma pauvre mère. Mais ce comme il faut, je suis à présent sur le point d'en mourir. On reconnaît l'arbre à ses fruits.
Ce "comme il faut" est précisément ce qu'il n'a cessé de décrire dans le livre comme la forme ultime d'un conformisme social intégralement destructeur de toute singularité :
Je m'habituai à ne porter aucun jugement personnel, mais au contraire à toujours adopter les jugements des autres. Je m'habituai à ne pas apprécier les chose par moi-même mais à n'apprécier jamais que les choses bien : ce que les autres considéraient comme bien me plaisait aussi et ce que les autres n'estimaient pas bien, je ne l'approuvais pas non plus.
L'harmonie suppose ici l'absence totale de dissonnance, chez un sujet intégralement programmé par le référent absolu du détermnisme social. Elle suppose de ce fait l'impossibilité totale du singulier, l'éradication dans l'œuf de son émergence. Elle impose donc, de façon radicale, une mutilation, prpétuellement euphémisée par le discours lénifiant de la socialisation. C'est cet effet, aussi sournois que violemment paradoxal, de destruction par l'harmonie, que Zorn va décrire comme "un effroyable ravage" :
Je ne voulais pas croire que la vie de mon âme était devenue l'objet d'un effroyable ravage, que j'étais un homme gravement malade de l'âme, qui n'était presque plus capable d'aucune émotion humaine normale, mais, pris dans la gangue d'une situation sans issue qui lui était propre, ne faisait plus que s'écorcher lui-même.
Celui qui n'est presque plus capable d'aucune émotion humaine est, de ce fait même, intégralement soumis non pas à sa propre raison, mais à la puissance invalidante du pouvoir de désaffection qui s'exerce sur lui. C'est en ces termes mêmes que Bernard Stiegler décrira ce qu'il appelle les sociétés incontrôlables d'individus désaffectés :
La désidentification, engendrée par la misère symbolique, qui devient ainsi la misère spirituelle, est ce qui empêche la sublimation, c'est-à-dire ce passage à l'acte par l'acte noétique, et engendre le passage à l'acte régressif, pulsionnel et suicidaire.
Cette culpabilisation sert à masquer par un discours psychopathologique l'état de fait sociopathologique qui résulte du règne de la misère spirituelle.
Que cet effet "prétendument psychopathologique" soit de fait "sociopathologique" nous dit exactement ce que dit Zorn de cette "éducation à mort", qui ne se traduit dans l'histoire individuelle que dans la mesure où elle est d'abord un phénomène massif de société. Travaillant en 2006 sur les formes d'addiction constantes et continues, qui désubjectivent collectivement les membres des sociétés contemporaines, et conduisent à anéantir les manifestations de la singularité, Stiegler, à trente ans de distance, utilise les termes mêmes qui auraient pu caractériser la situation, mentale et sociopolitique, décrite par Zorn en 1977.
L'époque hyperindustrielle désaffecte les individus : cette désaffection, qui est nécessairement aussi une démotivation et donc une dé-raison, puisque la raison est un motif et en cela un affect, est la réalité très alarmante d'un processus de désindividuation massif - c'est-à-dire d'une perte d'individuation aussi bien psychique que collective, où le collectif même s'anéantit.
2. La réaction vitale à "l'effroyable ravage"
Le personnage de Zorn nous apparaît en ce sens comme un étrange sismographe : pur produit d'une éducation ancrée dans les représentations du conformisme bourgeois issu du XIXème siècle, et par là-même parfaitement précurseur des phénomènes de désaffection addictive qui marqueront le XXIème. De la révolution industrielle à l' "époque hyperindustrielle", il semble que les changements soient bien plutôt de degré que de nature, et permettent des interprétations très analogues sur ce qui articule l'économico-politique à la question de la subjectivité.
Pour Zorn, la maladie n'est que le signe d'une réaction vitale à un contexte social mortifère. Et elle sera précisément déclenchée par ce "passage à l'acte noétique" que constituera la prise de conscience de sa propre désaffection.
Cette conscience entre progressivement en rupture avec la violence du silence. Elle met fin à la violence de la soumission, et affronte cet "effroyable ravage" que constitue une vie intégralement désaffectée. Le premier temps de la réaffection sera celui de la plainte : dans une langue qui n'est pas la sienne (la langue germanique du Nord), mais une langue du Sud (la langue portugaise), il écrit en tous sens les mots "tristeza" et "soledad". Il commence à se dire pris dans une "gangue", enfermé dans l'indicible, incapable d' "aucune émotion humaine". Et ce ravage, il le décrit sous une forme allégorique :
Dans ma jeunesse, j'exprimais cet état d'une manière très juste en disant que je me sentais comme si je "portais accrochée au cou une corneille morte".
Mais, dans le temps même où commence à fuser la plainte, se concrétise aussi la manifestation de cet "écorchement de soi-même", qui réalise organiquement le fantasme de la "corneille morte accrochée au cou" :
A peu près en même temps que cette évolution, une tumeur commença à se développer sur mon cou. (…) Bien que ne sachant pas encore que j'avais le cancer, intuitivement je posais déjà le bon diagnostic car, selon moi, la tumeur c'étaient des "larmes rentrées". (…) Toute la souffrance accumulée, que j'avais ravalée pendant des années, tout à coup ne se laissait plus comprimer au-dedans de moi ; la pression exccessive la fit exploser et cette explosion détruisit le corps.
Cette explosion destructrice, mécaniquement provoquée par l'effet de la compression psychique, a ici un véritable effet cathartique, qui fait de la maladie elle-même une véritable entreprise de sauvetage. La violence de la souffrance physique y apparaît en quelque sorte comme la mise au jour du ravage mental qui ne se disait pas, et au final comme le seul moyen d'y mettre fin. Et cette violence s'affirme d'abord comme la très claire désignation d'un mensonge :
Jadis, j'avais souscrit au dogme que j'allais "bien" ; mais cet aller-bien était assailli par les craintes les plus sinistres que tout de même quelque chose ne fût pas tout à fait vrai là-dedans.
3. La duplicité du langage et l'implosion de l'identité
Ce mensonge du "aller-bien", comme celui du "comme-il-faut", comme celui de l' "harmonie" qui est supposée régner au sein de la grande bourgeoisie suisse, protestante et zurichoise, dont il est issu, il l'adosse sans cesse aux effets de l'euphémisation : une perversion du langage, qui n'use des mots que comme exact envers des réalités qu'ils recouvrent. Ainsi du mot "amour" :
Ce que c'est que l'"amour", je n'ai pas besoin de le définir longuement. Toutefois, depuis deux mille ans, le mot "amour" n'a cessé d'être profané et traîné dans la boue par la funeste secte qui, aujourd'hui encore, jouit de la réputaion d'être la religion principale de ce qu'on appelle "l'Occident civilisé", si bien qu'au fond on ne devrait pas du tout s'étonner que, de nos jours, aucun habitant de l'Occident effectivement ne sache plus ce que c'est que l'amour.
L'ouvrage ne cesse d'interroger ce qui fait lien, et la nature du lien qui ligote et ligature, sans pour autant unir. Un lien qui ne fonde aucune relation, mais impose les formes les plus sournoisement constrictives d'un enchaînement. Et le double langage est précisément au cœur de ce double bind qui enserre sans jamais unir. C'est bien pourquoi la problématique même de l'amour est au cœur de l'ouvrage, comme discours de la trahison. La mouvance chrétienne est ici définie, en tant que religion, comme précisément profanatrice, parce qu'elle a très perversement subverti le sens du mot qui lui sert d'étendard.
Mais cette perversion, qui utilise le mot à la destruction de son propre sens, est plus invasive encore, puisqu'elle procède à une véritable éradication de la subjectivité : elle met en place un mécanisme de corruption qui atteint jusqu'à l'intimité du sujet. C'est en ce sens que Zorn utilisera fréquemment le parallèle entre son histoire et celle de l'extermination des Juifs d'Europe par les nazis : être intégré dans un ordre social qui vous extermine, c'est éprouver dans son intériorité, au cœur de son intimité mentale, l'origine même de ce qui vous exclut. Le lien familial, se construisant ainsi sur le modèle de cette perversion de l'amour, tisse les ligatures d'une injonction paradoxale à l'infini, verrouillée dans les arcanes de l'intériorité. Et ce qui est atteint par ce nœud gordien impossible à dénouer, c'est le processus d'identification lui-même :
Je m'efforce de m'arracher à mon passé, mais mon passé m'aura dévoré sous la forme concrète du cancer avant que je sois parvenu à m'en délivrer. Ce qu'il y a d'affligeant dans toute cette situation, c'est que l'affaire n'est pas réglée du fait que je ne veux pas être comme mes parents et dès lors que je lutte aussi afin de n'être pas comme eux ; mais que mes parents sont logés en moi, pour moitié corps étranger et pour moitié moi-même, et me dévorent, tout comme aussi le cancer qui me dévore est pour moitié une partie malade de mon propre organisme et pour moitié un corps étranger à l'intérieur de mon organisme.
Le mal qui détruit est celui-là même qui identifie, plaçant au centre du dilemme la problématique fondamentale de la filiation. Or cette problématique, tout l'ouvrage montre qu'elle n'est pas d'ordre psychologique, mais d'ordre politique :
J'affirme que le fait qu'on m'aura exterminé continuera à couver sous la cendre et finira par provoquer la ruine du monde même qui m'a exterminé. Sous la contrainte du comme il faut, on m'a élevé tellement comme il faut qu'à force de comme il faut, j'ai été démoli. Mais une société dont les enfants meurent d'incarner parfaitement cette société n'en a plus pour longtemps.
4. Trancher le nœud gordien de la filiation : la guerre
Zorn évacue du texte toute dimension anecdotique, toute référence à des situations occasionnelles, pour réduire chaque personnage à un archétype et chaque situation à un standard. Mais en même temps, de ces archétypes et de cette situation standardisée, il est bel et bien en train de mourir au sens physique, après en être mort au sens mental. Et tout le livre nous dit qu'il n'a justement échappé à la mort mentale qu'en entrant dans le processus de la mort physique : le moment de l'apparition du cancer de la gorge coïncide avec celui où, par le biais de la langue étrangère, l'affect va commencer à se dire :
Il pouvait m'arriver d'être assis à ma table de travail, et, sans relâche, toujours à nouveau, d'écrire en tous sens les mots tristeza et soledad sur du papier quadrillé.
La première distance prise à l'égard du carcan familial, le premier desserrement de l'étreinte, est ce basculement dans la langue étrangère et dans l'affirmation de la solitude : moment crucial d'une désolidarisation qui va dans le même temps dénaturaliser tout le processus d'identification, et désigner la faute culturelle dans l'éducation. Que ce devenir-autre ne puisse se réduire, comme il le dit, à la décision de la volonté ; que se maintienne, pour reprendre la terminologie freudienne le "heimlich" au sein du "unheimlich", que l'affaire ne soit "pas réglée" parce que que mes parents sont logés en moi, pour moitié corps étranger et pour moitié moi-même, nous dit ici très clairement que la froide décision ne suffit pas à la désaffection, ou que la désaffiliation exige des ruses autrement plus complexes que celles de la séparation. C'est presque en termes immunitaires que la question est ici traitée : vouloir rendre l'origine de soi étrangère à soi-même, c'est s'exposer à trouver en soi, comme part de soi-même retournée contre soi, le devenir-étranger qu'on a voulu exclure.
Or c'est en ce point précis, du danger d'implosion de l'identité, qu'advient la décision de Mars : le moment où le sujet va se donner pour programme la guerre. Nous savons que ce moment coïncide avec celui du choix d'un pseudonyme : abandonnant son patronyme Angst (qui signifie l'angoisse), il choisira, comme auteur, le nom de Zorn (qui signifie la colère). C'est de cette colère, d'abord froide et méticuleuse, subtilement ironique, puis violente et déchaînée, que l'ouvrage tire sa puissance, et qu'il apparaît véritablement, en dépit de la mort même de son auteur, comme une éclatante victoire. Non pas celle de la vie sur la mort, mais celle de la vitalité sur la morbidité. Ou de ce que Nietzsche aurait appelé "la grande Santé".
5. La colère comme dénonciation d'une trahison
La colère est véritablement ce qui désaffilie en dénonçant la trahison. Elle est toujours, en ce sens, la dénonciation d'un contrat qui a été violé. Tout à coup, pour Zorn, le contrat parental qui présuppose la bienveillance (Mes parents n'ont eu "que de bonnes intentions" à mon égard) s'avère trahi par son résultat (Mais ce comme il faut, je suis à présent sur le point d'en mourir). Et l'on peut en dire autant de toutes les formes et de tous les usages possibles de la colère, qu'elle s'adresse du dominant au dominé, ou du dominé au dominant. Le "Dies irae" se présente comme dénonciation par Dieu de la désobéissance des hommes, ou d'une désaffiliation qui entre en rupture avec leur engagement à la piété. La colère d'Achille au début de l'Illiade, qui va lourdement peser sur le sort des Grecs dans la bataille qui les oppose aux Troyens, vient de la conviction d'avoir été grugé par Agamemnon dans le partage du butin précédent.
La colère de Zorn est la condition de la rupture salvatrice qui s'opère en lui, et va lui permettre de trancher le nœud gordien de la filiation. On reconnaît l'arbre à ses fruits signifie : je reconnais comme radicalement violente et destructrice l'éducation qui m'a été imposée, j'en brise l'assignation au silence et je retourne contre elle son propre pouvoir de destruction. Opérer ce revirement ne peut se faire que dans la violence, dans le bruit et la fureur, dans le cri qui jaillit précisément de sa gorge dans le temps même où le cancer s'y est installé :
Je me déclare en état de guerre totale.
La colère a ici une double fonction : d'une part, elle permet d'assigner le pouvoir en justice, de le confronter à sa trahison (ce que fait par exemple Achille dans son adresse à Agamemnon) ; mais aussi, elle retourne contre lui sa propre violence. Elle détruit en quelque sorte l'origine schizoïde du mal par la dénonciation de son double langage. Elle va, chirurgicalement, trancher le nœud intérieur pour en expulser le lien mortifère. Elle pratique une sorte de césarienne inversée, qui extirpe les tentacules à la fois constrictrices et déstructurantes de l'appartenance. Cette chirurgie, comme toute chirurgie, ne peut être que violente : dans toute colère, c'est une part de soi-même que l'on arrache, et toute colère est bien dès lors une reconfiguration radicale et sans appel de l'intériorité.
En ce sens, on pourrait dire que la possibilité même de la colère est l'unique critère auquel on peut reconnaître l'existence d'un potentiel démocratique. Qu'il soit encore possible pour des sujets d'éprouver la colère, montre que tout n'est pas encore soumis. Qu'il soit surtout possible, pour des groupes, de se fédérer sur cette émotion collective, tend à manifester une vitalité du corps social, une énergie commune que la chappe de plomb du consensus n'a pas encore étouffée.
C'est précisément cette énergie de la colère, et la puissance de reconfiguration qu'elle déploie, que le consensus humanitaire tend à dissoudre et à édulcorer. De fait, le pouvoir de la colère désigne très clairement l'ennemi, là où l'argument humanitaire désigne le potentiel bienfaiteur.
6. Affronter la duplicité du juridique
Arrivant, à l'été 2008, dans des centres d'hébergement pour les demandeurs d'asile tchétchènes en Pologne, pour un travail croisé de philosophie et de photographie , nous avons été saisis d'abord par le potentiel de colère qui se dégageait des mouvements de foule. Je venais dans l'intention d'avoir des entretiens avec les réfugiés pour produire ce que j'appelle un "travail philosophique de terrain" : partir des discours, et de la réflexion propre des réfugiés sur leur devenir, pour mettre en place une réflexion critique sur les politiques migratoires. Mais c'est d'abord une tension de l'ordre du collectif qui nous a saisis dans l'atmosphère de ces centres.
Si dans le pays d'origine, l'émotion majoritairement éprouvée était celle du désespoir, dans le pays d'accueil, le désespoir a fait place à la colère. Non pas l'épreuve de l'impuissance et de l'abandon, non pas le sentiment d'être irrémédiablement voué à la violence et à la mort. Mais la conviction que quelque chose est possible, et que de ce possible l'ouverture est temporaiement coincée, bloquée par un mécanisme intentionnel que l'on ne parvient pas à déjouer.
Tout le monde est toujours en colère, dit une responsable polonaise. Et elle ajoute : Et pas seulement les réfugiés. La colère est ici l'expression d'une énergie immaîtrisable au sens où elle ne peut pas être domptée, où on ne peut pas la faire taire : ce que dit H., cette professeure de droit tchétchène, quand elle s'insurge contre le fait qu'on veuille lui donner des calmants :
Le médecin ici m'a seulement dit que je ne devais pas être si nerveuse, et les gens qui se sont occupés de moi à l'hôpital ne m'ont donné que des calmants. Ils disent toujours "Dobje !" (c'est OK, tout va bien)
La pleine mobilisation de l'énergie est vitale pour donner la force d'envisager l'avenir, de l'affronter comme un possible dont on peut s'emparer. Prescrire des calmants, c'est vouloir, en calmant cette colère, démobiliser l'énergie qu'elle suscite, et par là dévitaliser le sujet qui en est porteur. X nous dira ainsi de sa compagne, mise sous neuroleptiques par le médecin du centre sans jamais avoir été écoutée, alors qu'elle est juste légitimement ulcérée par une situation familiale qui la met en danger :
Les médicaments qu'on lui a donnés la font paraître comme un robot. Je n'aime pas qu'elle les prenne.
Quel est ici l'objet essentiel de la colère ? C'est un objet véritablement juridique. La législation européenne impose à tout demandeur d'asile le maintien dans le premier pays d'accueil où ses empreintes ont été prises. Et le retour manu militari dans ce pays s'il a tenté d'aller vivre ailleurs. La loi polonaise prévoit par ailleurs, pour un certain nombre de demandeurs d'asile, un statut particulier : une autorisation de séjour temporaire et subsidiaire, le Pobit, qui leur donne le droit de chercher du travail et un logement en Pologne, et la possibilité de circuler en Europe pendant trois mois.
Or ce droit n'est suivi d'aucun effet, puisque, sur le territoire polonais les demandes de travail et de logement venant des tchétchènes se heurtent à des refus systématiques, contre lesquels l'Etat n'intervient pas. Et d'autre part, la limite du droit de circulation à l'étranger (trois mois) bloque toute possibilité de chercher du travail ou de s'installer ailleurs. Les Tchétchènes sont donc immanquablement reconduits sur le territoire polonais, où un certain nombre d'entre eux sont en danger, à cause de la présence sur ce territoire d'agents du pouvoir tchétchène qu'ils ont fui.
7. Les ambivalences du sentiment d'appartenance
La loi pose donc le principe d'un droit au travail, au logement et à la circulation, qu'en réalité elle ne garantit nullement. Elle prétend offrir une protection qu'en réalité elle refuse. Et c'est très précisément ce double langage qui suscite la colère : que le sentiment d'appartenance généré par l'affirmation d'une protection, masque ici la réalité d'une forme d'abandon et d'un effet d'exclusion. On l'entend clairement dans les propos de T., 23 ans, étudiant en psychologie :
Pourquoi nous a-t-on laissés venir, si on ne résout pas nos problèmes ? Ils veulent nous aider. J'ai décidé de venir parce qu'on m'a dit qu'il y avait un asile pour les réfugiés. On veut avoir ce dont on a entendu parler. Même avec ce document, nous n'avons pas de droits, nous sommes traités comme des étrangers. (…) Le Pobit ne nous donne rien : on peut quitter le pays, mais on n'a pas le droit de travailler dans un autre pays.
Ce que dit T., venu voir ses amis dans ce centre de réception où il a été précédemment hébergé, c'est que ces papiers juridiquement valides, qu'il a si intensément désirés et si patiemment recherchés, ne lui ouvrent de fait aucun droit effectif : ni de travailler, ni de trouver un logement, ni, tout simplement, de survivre ; et cette irrationalité du non-droit caché sous les apparences du droit est précisément ce qui rend fou. Il ajoute :
En Tchétchénie, vous n'avez aucune chance de vivre normalement pour des raisons physiques : c'est dangereux. Ici, c'est plus en sécurité, mais le danger est psychique ou moral, et il peut vous détruire.
Ce danger de destruction mentale est exactement ce que Zorn dénonçait dans la duplicité de l'entreprise éducative. C'est donc des formes de ce qu'on pourrait appeler l'irrationalité du droit (son caractère changeant et aléatoire, et l'inadaptation de ses moyens à ses fins), que procède cette précarisation supplémentaire du statut des réfugiés, qui les place sans arrêt en porte-à-faux vis à vis du double langage de la loi. Un espace de protection qui expose, un droit qui rend fou, une apparence d'accueil sans cesse contredite par les formes ouvertes ou insidieuses de l'exclusion. Et, pour les réfugiés, la volonté désespérée d'une nouvelle appartenance, qui paraît possible et s'avère cependant sans cesse déniée. Comme le dit T., au danger physique qui a motivé la fuite du territoire d'origine, a succédé un danger psychique. A la violence ouverte a succédé une violence plus insidieuse, qui provoque dans le sujet lui-même des représentations clivées. Et c'est le nœud pathologique de ces contradictions internes, que va trancher le mouvement de la colère.
8. Formes passionnelles de l'exigence de raison
Ainsi, de même que l'histoire originellement intime de Zorn ne trouvait sens et issue que dans la conscience de la configuration politique dont elle était vectrice, de même l'histoire à chaque fois singulière des réfugiés ne se dénoue que dans l'analyse des contradictions juridiques dont elle est le lieu, et qui n'engage plus le rapport à la violence du pays d'origine mais le rapport au double langage du pays d'accueil.
Face au pays d'origine, la fuite est un au-delà de toute colère possible. Mais face au territoire d'accueil (qui n'est déjà plus seulement tel ou tel pays, mais l'espace européen, à la fois virtuel et réel, de Schengen), l'irrationalité de la loi, l'absurdité des directives et l'absence totale d'analyse des situations dont elles témoignent, renvoient le sujet politique au danger intime de la folie. De la destruction psychique de Zorn par le non-dit de l'espace familial à la destructuration mentale des réfugiés par la duplicité des systèmes juridiques, l'analogie est évidente, induisant les phénomènes concomittents d'attraction-répulsion, d'intégration dans le régime de contrôle et d'expulsion par le régime de protection, qui renvoient à la violence intime d'une désorientation.
S'affirme alors pour le sujet la nécessité d'extirper de lui les ligatures de son affiliation, pour mettre à nu les contradictions destructrices d'un espace qui se prétend protecteur. C'est à ce geste d'arrachement que procède la puissance de la colère. Mais cet arrachement suppose la certitude radicale du fondement à partir duquel on peut s'insurger, la conscience de la position qu'on occupe, la légitimation intime et collective à la fois du statut dont on se réclame, et dont les prérogatives n'ont pas été respectées. En ce sens, la colère ne se réduit nullement à ce que le Robert désigne comme un mécontentement violent et passager qui s'accompagne d'agressivité dans le comportement ou le discours.
Elle n'est pas de l'ordre d'une émotivité immédiatement réactive. Elle suppose au contraire la puissance préalable d'une analyse rationnelle, dont la forme passionnelle n'est que l'expression de son ampleur et de sa puissance. La violence du mouvement d'arrachement nécessite, comme son moteur, la puissance furieuse de l'émotion. Mais ce qui génère ce mouvement, c'est une conviction portée par la lucidité. Faire valoir ici l'émotion contre la raison, serait discréditer le mouvement lui-même, et faire porter le doute sur sa légitimité.
9. L'arrachement à l'indistinction
Que le politique soit porteur d'affects signifie simplement qu'il nous renvoie sans cesse aux conditions de la vie et de la mort, et de ce fait à la question fondamentale de la dépendance. Ce que montrait déjà chez Foucault, à la fin du tome I de l'Histoire de la sexualité, la construction du concept de biopolitique :
Pour la première fois sans doute dans l'histoire, le biologique se réfléchit dans le politique ; le fait de vivre n'est plus ce soubassement inaccessible qui n'émerge que de temps en temps, dans le hasard de la mort et sa fatalité ; il passe pour une part dans le champ de contrôle du savoir et d'intervention du pouvoir. Celui-ci n'aura plus affaire seulement à des sujets de droit sur lesquels la prise ultime est la mort, mais à des êtres vivants, et la prise qu'il pourra exercer sur eux devra se placer au niveau de la vie elle-même ; c'est la prise en charge de la vie, plus que la menace du meurtre, qui donne au pouvoir son accès jusqu'au corps. (…)
Ce qu'on pourrait appeler le "seuil de modernité biologique" d'une société se situe au moment où l'espèce entre comme enjeu dans ses propres stratégies politiques. L'homme, pendant des millénaires, est resté ce qu'il était pour Aristote : un animal vivant et de plus capable d'une existence politique ; l'homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en question.
Or si la dépendance politique génère la soumission, la conscience de la dépendance peut apparaître au contraire comme la première condition de possibilité d'une désaffiliation. Et ce que produit le mouvement de la colère, c'est précisément un recul devant ce "seuil de modernité biologique" qui renvoie le sujet en-deçà du politique, et en fait le simple objet de la décision prise sur un animal dans la politique duquel sa vie d'être vivant est en question. Le double langage du pouvoir est désormais dans cette possibilité de n'avoir plus affaire seulement à des sujets de droit sur lesquels la prise ultime est la mort, mais à des êtres vivants sur lesquels la prise devra se placer au niveau de la vie elle-même.
La colère est la réaction lucide à la duplicité que suppose un pouvoir qui masque, sous le discours aristotélicien de la décision démocratique, la réalité foucaldienne de la confusion biopolitique. Son mouvement tente un arrachement à cette prise sur la vie qui assujettit en désubjectivant, et ne reconnaît plus dans le sujet de droit que l'animal vivant. Il s'affronte à un insupportable, qui est cela même qu'Arendt appelait "la vie nue". Et c'est précisément en ce sens que l'émotion doit être adossée à la lucidité de l'analyse collective qui la porte, plutôt qu'à l'immédiateté instinctive de la peur individuelle qui la génère.
10. Epique contre biopolitique
Les entretiens avec les demandeurs d'asile supposaient toujours un rapport individualisé aux personnes, le récit d'une histoire vécue et la tentative, individuelle ou familiale, de construire un avenir, de reconstruire l'espace d'une intimité. Mais c'est dans notre arrivée dans les centres, ou lors de notre départ, que nous éprouvions physiquement la puissance de résolution de la présence collective. Non pas celle d'une population passive, répartie et dénombrée. Non pas celle d'une masse amorphe et indifférenciée. Mais celle véritablement d'un peuple, issu d'un vécu commun et tentant de revendiquer, en dépit de différends internes souvent violents, une reconnaissance commune. Et cette tentative-là passait toujours par les formes de la colère.
Ces sujets voulaient, en nombre et collectivement, imposer l'incontournable d'une présence, affirmer une vigilance ; se présenter, dans une force collective, comme des interlocuteurs, et dénoncer la situation d'assistés impuissants à laquelle on prétendait les contraindre et les cantonner. Et de ce fait, il se dégageait de ces groupes et de leurs paroles une sorte de fureur calme et déterminée. Fureur contre un système juridique fluctuant, contradictoire et inefficace. Fureur aussi contre les personnes responsables des lieux, lorsqu'elles ne les considéraient majoritairement que dans les termes de l'assistance humanitaire : là où les réfugiés mettaient en avant les problématiques juridiques, les responsables polonais faisaient la plupart du temps ressortir les problématiques médicales, réduisant la détermination des analyses critiques à celle des corps en demande. Selon les termes d'une assistante sociale :
On a beaucoup de médicaments ; mais, parfois, on n'a pas le médicament efficace pour chaque type de maladie. On donne alors un médicament similaire, et les réfugiés sont en colère.
Dans ce partage entre les représentations des demandeurs d'asile et celles de leurs interlocuteurs, c'est précisément le rapport aux fondements du biopolitique qui est en jeu. Ce que montrait la formule qui revenait sans cesse dans leur bouche, comme l'expression du sens même de leur colère :
On est traités comme des animaux.
Formule qui ne signifiait nullement la maltraitance, mais le simple traitement biopolitique de leur demande. L'exaspération des réfugiés face à une situation juridique insoluble, la crainte des responsables face à une foule hostile ; la frustration permanente des uns face à la sensation d'être infantilisés ou réduits au biologique, et des autres face à la peur d'être débordés, créait ce climat de tension permanente à l'intérieur des centres, où l'on sentait bien que, si le rapport de forces social, en termes de pouvoir, était en faveur des polonais, le rapport de forces physique, en termes de puissance de la présence, était en faveur des réfugiés.
Quant à la puissance de la réflexion, ou à la rapidité des analyses, elles étaient bien souvent plutôt du côté de ceux qui avaient le plus vitalement besoin d'en user.
Dans le journal Libération du samedi 9 janvier 2010, on pouvait lire l'article suivant :
Victimes d'exploitation, de vexations et de provocations, des centaines d'immigrés africains, le plus souvent clandestins, ont provoqué depuis jeudi soir une véritable émeute dans la petite ville calabraise de Rosarno. Vendredi soir, le bilan était de 37 blessés (19 étrangers et 18 policiers). Vivant depuis des années des conditions d'habitat et d'hygiène terribles, travaillant dans les champs d'agrumes jusqu'à quatorze heures par jour pour une vingtaine d'euros, ils ont bloqué et saccagé une partie de la commune et se sont très violemment affrontés aux forces de l'ordre après avoir été une nouvelle fois l'objet d'intimidations. (…)
Le calme n'est provisoirement revenu qu'après une rencontre entre une délégation de travailleurs africains et le commissaire qui assure l'administration de la ville depuis que le conseil municipal a été dissous pour infiltrations mafieuses.
Cette simple note d'actualité immédiate est à la fois précisément datée, et radicalement intemporelle. Elle résonne des percussions de l'histoire, des mouvements de l'épopée, des révoltes d'esclaves, de sans-culottes, de sans-papiers, des mouvements plébéiens aux mouvements ouvriers. Une colère que nous avons senti gronder dans les centres, des mouvements de foule qui se superposaient à l'intimité chaleureuse des entretiens et lui faisaient écho. Une inquiétude perçue autant dans le murmure du face à face que dans le bourdonnement ou le silence du groupe. Elle a mis le feu en juin 2008 au centre de rétention de Vincennes, près de Paris, à la suite du décès suspect d'un retenu.
Ces mouvements de colère ne sont nullement l'expression d'une brutalité sommaire, ou un retour du refoulé de la sauvagerie. Ils sont au contraire une réponse, longuement mûrie dans la douleur collectivement subie et dans la permanence des humiliations, à un système aveugle et contradictoire. Ils sont issus du constat parfaitement lucide qu'il n'y a plus rien à perdre. Ils ne sont pas désespérés, mais porteurs de l'espoir que la violence de la rébellion puisse affronter la barbarie de l'institution.
Ainsi est-ce par la dynamique même de la colère, que les réfugiés manifestent leur volonté d'appartenance réelle au territoire d'asile qu'ils ont choisi : en afffrontant celu-ci aux exigences constitutives de l'Etat de droit, qu'il prétend être et sur lequel il fonde sa popre légitimité. En l'obigeant à sortir des formes de duplicité par lesquelles, en tant que puissance politique, il se nie lui-même et s'autodétruit.
Le 17 juillet 1976, Fritz Zorn écrivait les dernières lignes de son ouvrage, qui devait être publié l'année suivante à titre posthume :
Je n'ai pas encore vaincu ce que je combats ; mais je ne suis pas encore vaincu non plus et, ce qui est le plus important, je n'ai pas encore capitulé. Je me déclare en état de guerre totale.