Douze prescriptions pour une photographie documentaire critique
(En hommage à Allan Sekula)

Le montage documentaire critique est critique dans le sens où il crée des espaces d’interrogation entre les images, espaces qui mettent en crise les capacités de représentation supposées de ces images et qui font surgir leurs capacités d’enregistrement. L’intervalle ouvre la place aux interrogations des spectateurs, la structure même des images n’appelle pas de hors champ poétique. Ainsi est-on conduits à construire, en tant que spectateurs, des systèmes d’analyse et d’explications au regard de ces vides entre les images. Les montages ne racontent pas d’histoire, ils remettent en cause la narration même, au profit de rapprochements, télescopages, répétitions, contradictions, distances qui sont autant d’outils introspectifs pour les spectateurs. Ceux-ci ne sont pas alors confortés dans leurs croyances, ni dans leurs habitudes contemplatives, ni non plus dans les acquis culturels qu’ils ont hérités des générations passées.
1- Le documentaire critique est une forme qui ne peut devenir datée et historique comme forme dans la mesure où elle entend sans cesse croiser des champs à priori étrangers les uns aux autres, champs qui émergent de la société contemporaine dans laquelle nous nous trouvons à un moment donné.
2- Le documentaire critique, par ces processus d’interrogation, ne cherche pas à fournir telle ou telle réponse à des questionnements actuels, ils est au contraire une prospective vers un futur qui n’est pas aperçu sous le continuum du flot des informations médiatiques.
3- Le documentaire critique doit de plus épouser tour à tour les formes structurantes des différentes sciences humaines, utiliser leurs processus de travail selon les entrecroisements de réalités proposés.
4- Le documentaire critique ne saurait traiter d’un sujet, mais au contraire faire se télescoper plusieurs questions qui puissent ainsi s’éclairer sous des jours nouveaux et produire de nouveaux aperçus sur les possibilités du monde à venir.
5- Le documentaire critique ne produit donc pas des documents, ce qui nous informe, mais des monuments, ce qui nous donne à penser . L’histoire contemporaine fait du moindre document le matériau d’une construction intellectuelle de la discontinuité, elle assigne la rupture à la fonction monumentale de dire l’Histoire.
6- Le documentaire critique apparaît comme la configuration esthétique de ce concept de discontinuité des devenirs, en cela il est prospectif dans sa structure même. La série redonne cohérence au discontinu, car elle donne une fonction esthétique aux intervalles du discontinu, à l’invisibilité qui devient alors, d’une certaine façon, accessible. Le besoin de cohérence s’oppose au souci d’ordre et d’unité classiques.
7- Le documentaire insiste sur ce qui fait dispersion, écart, comme pensée critique du monde contemporain par la prise de distance même que cela suppose.
8- Le documentaire critique introduit aussi une autre relation entre le texte et l’image, dans le sens où l’un n’est pas le commentaire de l’autre. Au contraire, un espace se crée entre les deux régimes sémantiques, une mise en tension, un écho problématique entre deux formes esthétiques qu’il faut alors questionner. L’écart provient en même temps du fait que les deux régimes de discours n’abordent pas nécessairement les mêmes sujets, deux questions venant alors se frotter et interréagir.
9- Le documentaire critique implique aussi de repenser la question du témoignage. La photographie, dans cette perspective, ne produit pas de documents inertes, mais des monuments qui portent en eux leurs propres capacités de pensées et de constructions signifiantes. Les photographes ne sont pas les témoins d’une réalité du monde, au sens journalistique ou policier, leurs photographies ne sont pas des preuves appuyant un discours qui viendrait de l’extérieur, ces photographies ne sont pas comme les « victimes » de l’histoire qu’elles subiraient/enregistreraient passivement.
10- Le documentaire critique, par son exigence, renvoie le spectateur à son intelligence, il lui pose question plutôt que de lui expliquer le monde. Il donne au spectateur une légitimité à son discours rationnel sur le monde, il l’inscrit comme acteur de l’Histoire et non comme simple spectateur neutralisé ou victime. Ainsi, l’œuvre se construit dans le regard du spectateur, lors de sa diffusion.
11- Le documentaire critique est tout sauf neutre puisqu’il engage le spectateur dans l’action de sa pensée ; celui-ci neutralise la neutralité de l’objectivation supposée du documentaire.
12- La photographie documentaire critique est une photographie qui s’écarte de ses fondements décoratifs et nostalgiques (Eugène Atget) et de sa neutralité anti-lyrique (Walker Evans). Elle n’est pas assignée à une seule forme qui serait celle de la frontalité, de la précision de tous les plans à l’intérieur du montage d’un ensemble de photographies. L’espace critique se déploie autour des questionnements plus précisément politiques et idéologiques que la photographie peut susciter, au croisement desquels elle peut se situer.
Avec Christiane Vollaire.