Figures de la folie - Dialogues
Pour la journée Ce que Michel Foucault fait à la photographie,
ENSA Dijon, 8 décembre 2014.

Un radeau, vous savez comment c’est fait : il y a des troncs de bois reliés entre eux de manière assez lâche .... Fernand Deligny

En 1990, j’ai sollicité un établissement départemental d’accueil pour personnes déficientes mentales, un asile, pour y réaliser un projet photographique avec les gens hébergés là et âgés de 18 à 65 ans. Pour cela, j’ai rencontré le directeur de cet établissement qui, après accord, relaya l’information auprès de l’ensemble de ses employés. Sa secrétaire générale, son surveillant en chef, furent d’une grande aide concrète chaque fois que je me suis rendu sur place au cours des mois du printemps 1990. Ces photographies furent aussitôt exposées, d’abord à la première Biennale de Lyon en 1991, puis au Printemps Photographique de Cahors en 1993 dans le cadre de la présentation de la collection de Bernard Lamarche-Vadel, enfin au Musée d’Ixelles à Bruxelles en 2007, pour ne citer que les présentations les plus marquantes du parcours de cet ensemble de 83 photographies.

1- L’asile

La voiture garée le long du grillage, je me présentai à la barrière où un homme me laissa entrer en la soulevant. Le couloir, indiqué à la suite de mes demandes, m’a conduit au bureau du directeur. Accord me fut donné de photographier les pensionnaires du lieu.
Chaque lundi matin et chaque mercredi matin, je suis venu prendre des photographies. Le premier matin, j’ai pris les gens qui travaillaient en atelier, ils se marraient à l’idée de la photo, ils venaient se mettre devant l’appareil parfois avec timidité, toujours avec un regard direct. Tout me semblait normal, je me demandais ce qu’ils faisaient là, si ce n’est qu’ils étaient très obéissants au personnel. Dans chaque pavillon, il y avait un responsable plus ou moins spécialisé.

Fernand Deligny : Pendant trois ans j’ai été éducateur dans un institut médico-pédagogique de la région, grand bâtiment blanc dans l’enceinte d’un asile d’aliénés. Des fous, comme on dit, par centaines, chemise grise et velours marron, des allées cimentées devant l’administration et boueuses entre les pavillons, des petits parterres de fleurs autour desquels sont assoupis tant d’hommes et de garçons limaces que l’on peut se demander si chaque pétale et chaque feuille ne sont pas, chaque jour, attachés à la main.

Je rencontrai le surveillant général de l’endroit, 35 ans de maison, il était très attaché à tous ces gens qui étaient là parfois depuis plus longtemps que lui. Quand je fis mes premières photos ce lundi matin, il me demanda ce que je pensais des aliénés. Il se questionnait sur la légitimité de leur enfermement, particulièrement à propos des déficients les plus légers qui travaillaient en atelier. Il faisait un film vidéo, avant il faisait du Super8, mais avec les nouveaux appareils mis depuis peu sur le marché, c’était plus facile pour lui. Il filmait tout ce qui se passait sur son lieu de travail : toute une vie de travail à regarder, à voir, à entendre, à questionner la légitimité de l’enfermement, loin de tous.

Michel Foucault : Le tissu carcéral de la société assure à la fois les captations réelles du corps et sa perpétuelle mise en observation.

Sa question me dérouta, car je n’avais pas encore vu de gens manifestement perturbés au point de ne pouvoir communiquer avec eux. Ils se déplaçaient, un peu timides, mais ils me parlaient tous, je leur demandais ce qu’ils faisaient dans la journée. Ils travaillaient à l’atelier, c’est lent, parfois difficile, mais ils aiment ça. Ils allaient aussi au café, certains à la poste, ou à la pharmacie, et le dimanche à la messe dans l’église, ça occupe. J’étais comme dans un vrai village, mais enfermé derrière ses grillages et sa barrière. On pouvait en faire le tour en voiture, jusqu’au fleuve qui est une autre sorte de frontière.
Certains s’étaient déjà cachés dans le coffre de sa voiture, ou allongés sous la banquette arrière, pour s’évader ; certains lui demandaient tous les jours quand ils pourraient partir.

Fernand Deligny : Ils avaient des gardiens, des serrures de sûreté, des grilles de trois mètres cinquante plus le saut de loup, un uniforme de velours blanchâtre qui était la tenue d’asile... Leur liberté, on la leur avait prise. Ils la voulaient, d’autant plus que certains avaient été placés là, à l’asile, à trois ans et qu’ils en avaient quinze ou dix-huit et qu’ils pressentaient qu’ils s’en iraient à cinquante ou soixante ans, par la morgue.

Ainsi, chaque semaine, deux fois par semaine, pendant des semaines, je suis revenu dans cet asile où n’officiait aucun médecin, aucun psychiatre, seulement quelques professionnels de santé divers, infirmier psy, infirmière, psychologue, éducateur spécialisé, assistant social... Avec le temps, j’ai pénétré dans divers pavillons, il y en avait 27 au total, je ne les ai pas tous visités, seuls ceux des adultes jusqu’à 65 ans. Chaque matin, j’entamais la discussion avec le responsable du pavillon, je lui demandais pourquoi il était là, la plupart n’avaient pas de formation spécialisée, les accidents de l’existence les avaient amenés là. Chaque matin, je photographiais ensuite les pensionnaires du pavillon, ceux qui voulaient bien faire face à l’appareil d’une manière ou d’une autre, ceux, me suis-je dit progressivement, qui faisaient figure avec quelque chose de leur corps face à moi.

Foucault : C’est au bout de cent cinquante ans de renfermement qu’on a cru s’apercevoir que parmi ces visages prisonniers, il y avait des grimaces singulières, des cris qui invoquaient une autre colère et appelaient une autre violence.

Un long trajet s’est ainsi effectué, semaine après semaine, pour à chaque fois en ressortir éprouvé, de plus en plus éprouvé. Les signes de violence apparaissaient progressivement, à mesure où les pavillons étaient de plus en plus durs, la perte de contact des pensionnaires avec le monde réel de plus en plus manifeste. Là, l’écholalie était fréquente, les mouvements répétitifs et compulsifs aussi, certains prostrés dans leur lit et marqués au visage, tout un régime de bruits et d’odeurs flottant indissolublement entre les murs. L’espace semblait lui-même à la dérive. Les corps rencontrés faisaient perdre les repères ordinaires, comme eux je commençais à tourner en rond pour retrouver mon chemin.

Foucault : S’il est possible de parler d’une chute du pouvoir de discrimination dans la perception de la folie, s’il est possible de dire que le visage de l’insensé tend à s’effacer, ce n’est là ni un jugement de valeur, ni même un énoncé purement négatif d’un déficit de la connaissance ; c’est une manière, toute extérieure encore, d’approcher une expérience très positive de la folie - expérience qui, en ôtant au fou la précision d’un individualité et d’une stature où l’avait caractérisé la Renaissance, l’englobe dans une expérience nouvelle, et lui prépare, au-delà du champ de notre expérience coutumière, un visage nouveau : celui-là même où la naïveté de notre positivisme croit reconnaître la nature de toute folie.

Il semblait donc que les pensionnaires étaient « classés » en fonction de leur degré d’aliénation à leur propre corps, celui-ci conditionnant leur degré d’aliénation au système dans lequel ils étaient immergés. Mais aucun n’était voué à une sortie future, à une quelconque guérison. C’est ce que j’apprenais petit à petit à mesure de ma pénétration dans cet endroit, découvrant les multiples visages de gens qui n’étaient destinés à rien d’autre qu’à rester là. L’institution ne les considérait pas comme relevant de la maladie, plutôt d’un état d’être contre lequel il n’y avait rien à faire. J’en reconnaissais les multiples visages, et pourtant, tentant le contact interindividuel, je constatais combien cette possibilité s’était retiré du monde dans lequel ils étaient enfoncés.
Dans les mois qui suivirent mon passage, un dimanche, fut organisée la kermesse annuelle de l’établissement. Je fus invité à y participer, et j’amenai pour les déposer dans les archives de l’asile une quarantaine de tirages photographiques originaux. Au centre de la cour centrale était dressée une estrade d’où les discours officiels étaient adressés à un maigre public : les familles, peu nombreuses, venaient avec la honte au ventre, celle que l’institution et la société ont généré par leur appréciation morale de l’aliénation.

Foucault : L’expérience de la folie, comme maladie, pour restreinte qu’elle est, ne peut être niée. Elle est paradoxalement contemporaine d’une autre expérience dans laquelle la folie relève de l’internement, du châtiment, de la correction. C’est cette juxtaposition qui pose problème ...

Ce jour-là, presque tous les pavillons étaient ouverts, le public pouvait les visiter librement comme pour une journée portes ouvertes. Dans la cour centrale étaient dressées des attractions de foire, pêche à la ligne de petits bateaux de papier sur l’eau par exemple, auxquelles les aliénés les moins atteints s’exerçaient en vain. Ailleurs, il suffisait de passer la pelouse pour découvrir derrière un arbre tel couple qui s’était formé et s’embrassait à pleine bouche. Mais plus loin, en pénétrant dans les bâtiments, on pouvait découvrir couchés sur leur lit de torture des êtres sans bras ni jambes, les yeux révulsés, des êtres sans cerveau dont il était inimaginable d’essayer d’imaginer l’existence. Rien ne m’avait préparé à cela dans toutes mes études, même pas la connaissance que des gens comme cela existaient. Contrairement à ce que dit Foucault, tout le visible n’était plus énonçable , en dépit de tout ce qu’on m’avait appris.

Foucault : Dans certains établissements, on ne reçoit des fous que dans la mesure où ils sont théoriquement curables ; dans d’autres, on ne les reçoit que pour s’en délivrer ...

La délivrance ne se lisait pas beaucoup sur les visages des familles, qui venaient là en ce dimanche ensoleillé pour sacrifier à un devoir généalogique dont ils ne pouvaient admettre le bien-fondé puisque tout, en ces êtres, contredisait ce à quoi ils avaient rêvé en mettant un enfant au monde. Dans les années 50, la médecine forçait, par accord secret et indicible avec les « valeurs » religieuses, à la naissance de gens dont tout annonçait avant celle-ci que la vie ne serait pas viable. Les grossesses étaient maintenues à tout prix, les Trente Glorieuses ne dressaient pas dans tous les corps leur accomplissement harmonieux, la France devait à tout prix se redresser en se repeuplant. Rien ne devait entraver la marche de la « vie », l’avortement était criminalisé et les femmes qui s’y livraient étaient désignées à la vindicte villageoise et promises à la honte des filles perdues, honte qui rejaillissait sur tout le corps social, empêchant les avortements pour raisons thérapeutiques.

2- La politique des corps

Au cours de mes semaines de prises de vue, je photographiai ainsi des centaines de personnes échouées là parfois depuis la naissance. J’apprenais petit à petit le grand corps des asiles en France, moi qui croyait qu’il n’existait plus que des services de psychiatrie. Une sorte de persistance des grandes institutions ayant traversé le temps en dépit de tous les progrès médicaux se construisait dans mon esprit, des lieux dont la Salpêtrière ou Bicêtre depuis des siècles étaient les emblèmes en France. On me parlait d’Armentières, de Montfavet et d’une dizaine d’autres endroits dans notre pays, plutôt secrets puisqu’on en parlait jamais, bien que parfaitement inscrits dans le paysage administratif des départements concernés. Même, une sorte de réseau existait, qui organisait des échanges, des visites entre ces établissements, les débiles légers pouvant ainsi voir qu’ailleurs le monde était le même que celui qu’ils connaissaient au quotidien, instrument de résignation définitif à leur sort. L’origine de celui-ci semblait alors devoir se perdre dans la nuit des temps.

Foucault : Cette persistance semble nous interroger sur l’obscure mémoire qui accompagne la folie, condamne ses inventions à n’être que des retours, et la désigne souvent comme l’archéologie spontanée des cultures.

Alors, ce mot aliéné revenait de façon lancinante et insistante, plutôt que malade, fou, débile léger, etc... tous mots qui montrent la multiplicité des visages que je rencontrais. La question devenait progressivement plus sociale, plus politique. Leur état semblait justifier leur internement à vie, leur vie qui précisément devient gérée comme un bien matériel qui dépend de l’institution, qui lui est définitivement lié. L’aliéné participe bien à un ordre des choses, mais il est soumis et même dominé, enchâssé dans cet ordre qu’il n’a ni souhaité, ni créé et qui se développe sur lui sans qu’il puisse avoir la moindre conscience des enjeux de cette soumission.

Foucault : Telle est la pire folie de l’homme : ne pas reconnaître la misère où il est enfermé, la faiblesse qui l’empêche d’accéder au vrai et au bien ; ne pas savoir quelle part de folie est la sienne.

Tous ses droits naturels sont abandonnés à l’institution, il est comme un enfant dans l’enfance d’une société. Pour l’institution, l’aliéné est une constante objective sur un dossier administratif qu’il faut traiter. Dans les cabinets départementaux en charge de ces établissements, des fonctionnaires se livrent à des calculs de ratios, à des évaluations de coûts qui jamais ne calculent les errements de la médecine, des familles. Au fond des bureaux, l’aliéné est devenu un pur signe administratif dans un dossier qu’un employé doit traiter en un temps qui lui-même est évalué. L’aliéné est aussi inscrit dans le complexe des politiques d’aide sociale, de santé, d’enfermement, là où la prison n’est jamais loin.

Foucault : Aliénation : ce mot, ici au moins, voudrait n’être pas tout à fait métaphorique. Il cherche en tout cas à désigner ce mouvement par lequel la déraison a cessé d’être expérience dans l’aventure de toute raison humaine, et par lequel elle s’est trouvée contournée et comme enclose en une quasi-objectivité. Alors, elle ne peut plus animer la vie secrète de l’esprit, ni l’accompagner de sa constante menace. Elle est mise à distance ; à une distance qui n’est pas seulement symbolisée mais réellement assurée à la surface de l’espace social par la clôture des maisons d’internement.

Dans mes rencontres avec le directeur de l’établissement, homme instruit de ses charges et de ses devoirs et qui se donnait, au-delà de celles-ci, le devoir de protéger ses pensionnaires des rigueurs de la loi, il était souvent question de cette aliénation. Par le truchement de la loi, il était devenu le tuteur légal, non comme personne privée mais comme Directeur, de plus de la moitié des pensionnaires : les familles avaient disparu, ou bien étaient déchues de leurs droits, ou bien avaient renoncé à leurs droits au profit de cette entité abstraite, la Direction. Heureusement, ce directeur, lui, ne manquait pas de directions et savait qu’au-dessus de la loi se trouve une légitimité à exercer cette lourde charge, légitimité qui pouvait contrecarrer les exigences légales elles-mêmes. Petit à petit se faisait jour les raisons de ma propre présence, de l’acceptation de mon projet artistique, dans le conflit qu’il me dévoilait et qui l’opposait à sa tutelle administrative départementale. Déjà à l’époque avaient cours les restrictions budgétaires, comme si ce cours-là avait jamais cessé de s’écouler comme le grand fleuve voisin de l’établissement. Des économies étaient tentées sur la base d’obscurs calculs où les aliénés jouaient sans le savoir leur rôle de purs signes administratifs inclus dans des tableaux, des grilles, des courbes de croissance, des coûts et des charges. Une baisse de 10% était devenue indispensable, le département ne pouvait plus faire autrement, écrasé de charges qu’il était. Le système comptable du Directeur était beaucoup plus simple et ne s’embarrassait pas des outils modernes de calculs pour demander si, sur les 1100 pensionnaires de l’établissement, il devait dorénavant cesser de nourrir 110 d’entre eux. Vue sous cet angle, la question prenait un tel relief que les édiles sont venus voir sur place de quoi il retournait.

Foucault : L’internement ne peut s’identifier avec l’arbitraire qu’aux yeux d’une critique politique.

Ils sont venus et ont regardé mes photographies, et une vidéo faite par un amateur qui depuis trente-cinq ans de maison filmait les événements de l’établissement, une vidéo où notamment un long plan fixe sur un pensionnaire alité montrait celui-ci frottant inlassablement son bras sur le drap. Cent dix, et tous les autres en fait, furent finalement sauvés d’un sort plus misérable encore.

Avec le directeur, nous ne pouvions nous empêcher de penser à ce que racontait Artaud sur l’asile de Rodez quand il voyait mourir de faim et de soif des centaines de pensionnaires, comme il en est mort environ quarante mille dans les asiles français entre 1940 et 1944.

Ils ont donc regardé des photographies, pour y voir ce que le Directeur, en homme avisé, ne leur avait pas montré « en vrai ». Ce qu’il m’avait présenté, à moi et pour m’en avertir, comme l’enfer dans ce lieu d’enfermement. En effet, quelques semaines auparavant, je m’étais rendu devant le pavillon le plus éloigné de l’entrée, pavillon que je n’avais pas remarqué, caché qu’il était par les autres constructions. Quand la porte s’ouvrit, ce fut sur un homme aux manches retroussées sur ses muscles saillants qui me disait en guise de salut : « Ici, nous sommes les matons ». En dépit du ton de légère dérision qu’il avait employé, il semblait que j’étais aux portes d’un lieu infernal. Là, étaient enfermés les plus dangereux, les plus violents, les grands macrophages pathologiques, ceux qui vivaient nus sur du carrelage dans une salle commune. Regards perdus, fuyants, rien d’autre que la peur d’être au monde, rien avec quoi faire face à l’appareil, la camisole chimique serrée au fond des veines. Me venait alors malgré moi l’antique peur, celle qui fait remonter d’une obscure conscience les figures les plus infernales qui sont ancrées au fond de l’inconscient collectif.

Esquirol (cité par Foucault) : Je les ai vus nus, couverts de haillons, n’ayant que la paille pour se garantir de la froide humidité du pavé sur lequel ils sont étendus… Je les ai vus livrés à de véritables geôliers, abandonnés à leur brutale surveillance.

3- La Nef des fous

En remontant le temps, descendons alors au grand enfermement, ce que Foucault étudie à l’âge classique, aux XVIIe et XVIIIe siècles. Confondus avec les sans-lieu, les chômeurs, les repris de justice, les vagabonds et les perturbateurs à l’ordre public, les pauvres en général, les aliénés sont alors enfermés dans une indistinction qui ne permet pas de voir émerger leur figure de celle des autres. Sans doute le grand renfermement de l’âge classique devenait-il aveugle, pressé qu’il était d’identifier la déraison dans la raison des hommes. La préoccupation majeure visait à cette opération de séparation dans laquelle la folie n’était pas particulièrement visée.

Foucault : Or, cette certitude, Descartes maintenant l’a acquise… le péril de la folie a disparu de l’exercice même de la Raison. La voilà placée dans une région d’exclusion… Désormais la folie est exilée.

Plutôt que de retourner à Surveiller et punir, où pourtant Foucault fait une description de l’ombre des cachots dans lesquels sont précipitées indistinctement toutes ces populations avant que la « clarté » du système de Bentham ne s’impose, il faut peut-être regarder les Carceri de Piranèse qui, à l’ombre, ajoutent l’infinie profondeur des étagements souterrains de l’enfermement, ses stratifications géométriques et ses pierres de taille, ses échelles abyssales au fond desquelles, descendus au bout de crochets et de cordes enfilées sur d’improbables poulies, gisent de minuscules silhouettes humaines. Ainsi l’écrasement du système d’enfermement n’est là que la métaphore de l’écrasant pouvoir du prince sur tout un chacun. L’architecture elle-même se présente comme la synthèse de ces deux univers dont l’un est le négatif de l’autre comme instrument pour séparer en la raison de l’homme ce qui est en déraison. Déjà alors se profile une machine du regard total, une abolition de l’ombre que n’empêche pas le jeu du négatif que nous retrouverons décrit par Foucault en formes de silhouettes préphotographiques se découpant devant la double fenêtre du dispositif de Bentham.

Marguerite Yourcenar : Nulle part à l’abri du bruit, on n’est nulle part non plus à l’abri du regard dans ces donjons creux, évidés, semble-t-il, que des escaliers et des claires-voies relient à d’autres donjons invisibles, et ce sentiment d’exposition totale, d’insécurité totale, contribue peut-être plus que tout le reste à faire de ces fantastiques palais des prisons.

Il faut sans doute continuer de plonger, à rebours, avec Foucault au plus profond de son Histoire de la folie pour retrouver les figures qui se montraient à mon regard et à mon appareil aux détours des couloirs et des salles communes que je traversais. Plutôt que de déployer les figures médicales que le XVIIIe siècle offre à l’analyse foucaldienne, mieux vaut alors retourner plus loin dans le temps, à l’époque à l’aide de laquelle il nous invite à reconsidérer Artaud lui-même, à propos de la tragédie que la Renaissance va laisser poindre encore avant que l’Âge classique ne se referme sur une réclusion définitive.

Foucault : La belle rectitude qui conduit la pensée rationnelle jusqu’à l’analyse de la folie comme maladie mentale, il faut la réinterpréter dans une dimension verticale ; alors il apparaît que sous chacune de ses formes, elle masque d’une manière plus complète, plus périlleuse aussi cette expérience tragique, qu’elle n’est pas cependant parvenue à réduire du tout au tout.

Les visages que j’ai croisés dans les couloirs semblent véhiculer encore cette mémoire profonde, cherchant inconsciemment sans doute une porte de sortie de l’enfermement que leurs ascendants ont connu, à une époque où la dimension magique de la folie ne s’était pas encore séparé de sa dimension critique. Chez Artaud, il faut reconnaître comme le fait Foucault cette dimension magique dans ce qu’elle porte encore de nos jours de tragique et qu’Artaud tente jusqu’à la folie de faire remonter après la seconde guerre mondiale à la conscience effarée des hommes. Depuis trop longtemps, la folie s’est enfoncée dans le discours rationnel de la médecine pour finir par constituer tout un appareil d’analyse. Mais dans ces lieux qui ne sont pas ceux de la psychiatrie, qui sont plutôt les héritiers d’un régime ancien qui nous vient des profondeurs de l’Ancien Régime, hors de portée de ses Lumières, rodent encore des visages qui nous inquiètent d’autant plus qu’ils portent en eux ce surgissement du temps effacé.

Foucault : La folie et le fou deviennent personnages majeurs, dans leur ambiguïté : menace et dérision, vertigineuse déraison du monde... La dénonciation de la folie devient la forme générale de la critique… Le fou, au contraire, rappelle à chacun sa vérité... Tant il est vrai qu’à partir du XVe siècle, le visage de la folie a hanté l’imagination de l’homme occidental.

Au bord du grand fleuve se tient donc cet établissement et son ponton d’accostage que bien sûr, comme rien d’autre d’ailleurs, nous ne voyons pas sur les photographies. La folie s’est tant enfermée en elle-même que rien du monde extérieur ne saurait surgir à l’image. L’installation dans une telle situation topographique reste bien étrange, comme si des bateaux devaient encore accoster avec leur cargaison de déraisonnables chassés de la cité. Avec la Renaissance était apparue en effet une autre figure, celle de la Nef des fous. Les villes n’enfermaient pas alors leurs fous, elles les envoyaient à la dérive, sur les fleuves et les canaux, pris en charge par des bateliers rétribués pour cela. En Rhénanie ou sur les paisibles canaux des Flandres circulaient d’étranges embarcations qui erraient de ville en ville pour se ravitailler mais jamais ne débarquaient leur cargaison. Les fous étaient donc exclus de la ville mais pas encore enfermés, c’est l’exclusion elle-même qui avait enclôt le fou : comme le dit Foucault, il est mis à l’intérieur de l’extérieur. N’appartenant pas à la cité, il n’est pas admis dans celle-ci et ce sont ses qualités magiques qui le protègent alors de l’enfermement. Quand les navires accosteront définitivement, alors les fous seront jetés au fond de sombres cachots afin de protéger la cité de leur qualité de n’être pas hommes, et ils y seront oubliés. C’est qu’ils faisaient ressurgir l’origine aquatique de l’humanité vivant alors l’élément liquide comme une grande instabilité inquiétante et sombre.

Foucault : …la folie comme la manifestation en l’homme d’un élément obscur et aquatique, sombre désordre, chaos mouvant, germe et mort de toutes choses, qui s’oppose à la stabilité lumineuse et adulte de l’esprit.

Au bord du fleuve, depuis des siècles, ont échoué les visages que j’ai croisés, débarqués d’une hypothétique Nef des fous. Si ceux-ci circulaient au XVe siècle ainsi à travers les eaux sombres, sans doute attendaient-ils alors, avant de gagner définitivement la terre ferme, l’extinction d’une plus immense frayeur, celle qui a hanté tout le Moyen Âge depuis sa plus haute époque, la maladie de Hansen, la lèpre. Les porteurs de la maladie, depuis la plus haute antiquité, étaient séparés du reste de monde afin de ne pas transmettre leur contagion. Surtout, la maladie, en s’attaquant aux extrémités du corps, rongeait celles-ci et notamment déformait les visages en des figures hideuses. Le moindre soupçon d’atteinte condamnait irrémédiablement le contaminé à s’exclure de lui-même de la société des hommes pour entrer dans des institutions infernales de difformités et de souffrance.

Foucault : Depuis le Haut Moyen Age, jusqu’à la fin des Croisades, les léproseries avaient multiplié sur toute la surface de l’Europe leurs cités maudites.

Il faut alors relire ce qu’écrit le grand trouvère arrageois du XIIe siècle Jehan Bodel dans ses Congés :
1- Détresse – en qui je puise la matière
de mon poème - , enseigne-moi
ce dérivatif : y exposer mon triste état.
Car rien ne vaut que je mette ma pensée
au clou, pas même un mal rongeant le corps,
puisque c’est Dieu qui l’a voulu.
Et puisqu’il m’a donné le signal du dernier combat,
sans ruse et sans tours de gueux,
il est juste que je sollicite de chacun
un cadeau que personne ne peut me refuser :
la permission de prendre congé, avant qu’on me bannisse,
car déjà, je crains de leur causer du tort.
7- Je dois quitter le monde
des hommes, où ma situation empire
puisque Dieu ne m’y laisse pas en paix :
maladie, poisons, chairs meurtries,
voilà ce qu’il m’a donné pour le mépris du corps.
Je n’aurai bientôt plus qu’à surveiller mes pieds...
16- ...car je vais rejoindre une armée
dont personne ne revient indemne,
tant on se garde de viande malade !

4- conclusion : l’évasion

Ces cité maudites sont les ancêtres de celle que j’ai visitée en 1990 et où j’ai fait ces photographies : ateliers de travail, église, café, pharmacie, pavillons de séjour, tout y est si ce n’est l’ajout d’une invention du XXe siècle, celle du grillage et du barbelé, celle du camp de concentration qui permet de gérer en termes administratifs (et non d’oublier), hors de la vue et hors de la conscience, les populations enfermées. La clôture y est aussi totale, ou presque, qu’à l’époque de la lèpre, mais il est toujours possible de s’en évader comme le constate au milieu du XXe siècle Fernand Deligny alors instituteur spécialisé à l’hôpital d’Armentières. Durant l’occupation, les adolescents dont Deligny avait la charge se sont enfuis.
En fait, à l’hôpital d’Armentières, ordre fut donné au moment de la poche de Dunkerque au printemps 1940 de rejoindre le port pour prendre le bateau avant que celle-ci ne se referme. Comme un retour aux sources de la Nef des fous. Deligny partit donc à pied avec ses aliénés sur les routes du Nord en direction de la côte. Chaque matin, après une nuit à la belle étoile, certains avaient disparu. À mi-chemin, décision fut prise de rentrer à Armentières, avec à peine plus de la moitié des effectifs de départ. Deligny raconte qu’ensuite, pendant des années, il retrouva peu à peu la trace de ces évadés, qui avaient pour la plupart retrouvé une place dans la vie « civile », comme fermier, boulanger, ouvrier et toutes sortes d’autres métiers, alors que l’enfermement à vie leur était promis en termes de destin.

Philippe Bazin, novembre 2014.