Allan Sekula : prendre son envol

Colloque Istanbul « Critique et autonomie »
Université de Galatassaray
décembre 2013

En 1973, l’artiste américain Alla Sekula expose à l’Université de San Diego un montage photographique intitulé Aerospace Folktales. Ce montage reprend les codes de la photographie de famille et de photoreportage afin d’en mieux démonter le système au moment où le père de l’artiste vient d’être licencié de son poste d’ingénieur dans l’industrie aéronautique. Le montage photographique est inquiété de la manière dont vie privée et vie professionnelle sont tous deux conditionnés par cette industrie qui au même moment fournit des armes de destruction massive à l’armée américaine en guerre au Vietnam. Mais Allan Sekula, marqué aussi par le mouvement féministe californien incarné à la maison par sa compagne Martha Rosler, déconstruit les rôles des parents et des enfants à la maison.
Parallèlement à la production et l’exposition de cette œuvre de ses débuts, Allan Sekula rédige un texte sur les photographies aériennes réalisées par Edward Steichen au cours de la première guerre mondiale en France. Steichen, le « grand » photographe américain, a dirigé les services militaires américains de photographie aérienne en Europe en 1917-1918 et s’approprie ensuite les photographies réalisées par ses opérateurs pour finir par promouvoir celles-ci en tant qu’œuvres sur le marché de l’art. Loin du geste d’appropriation que l’art américain opérera dans les années 1980, Steichen inscrit ses photographies dans le contexte d’essentialisation de l’œuvre d’art moderniste, ce que critique vertement Allan Sekula.
S’entrecroisent ainsi, du texte aux photographies les multiples mensonges véhiculés par le médium dans ses usages aussi bien guerriers, artistiques que domestiques chez un artiste, Allan Sekula, qui développe dans les années 1970 un point de vue critique radical sur les sphères du marché de l’art et du pouvoir. La parole que prend Sekula vise à déconstruire les processus de formulations autoritaires mis en œuvre par les médias parlés et écrits.
La construction de son travail est une véritable prise d’autonomie vis à vis du milieu familial certes, mais surtout vis à vis du milieu artistique de la photographie qui attendait du médium un silence confondant.

1- Untitled Slide Sequence 1972
Pour commencer par le début, Allan Sekula réalise pendant l’été 1972 un ensemble de 25 photographies comme une sorte de performance à la sortie de l’usine où son père à travaillé et où lui-même a effectué un job d’étudiant. Il photographie, dans l’enceinte extérieure de l’usine, les ouvriers sortant d’un atelier pour regagner leur voiture sur le parking.
Je commençais aussi à penser qu’il devrait être possible de photographier la vie de tous les jours – la sortie de l’usine, les travaux ménagers – comme s’il s’agissait de performances .
Pour Allan Sekula, ce travail montre qu’il n’y a plus d’espace public pour les ouvriers car ils doivent passer directement, par le biais de leur voiture, de l’espace privé de l’entreprise à l’espace domestique de la maison, considérée alors comme une extension de l’usine. Il réalise cela en référence au film inaugural des Frères Lumière où l’on voit les ouvriers sortir dans la rue :
Le rouleau de pellicule a été découpé en diapositives et projeté dans l’ordre, comme un rush cinématographique brut... C’est une sorte de cinéma primitif, incapable de synthétiser le mouvement... Le rythme du projecteur de diapos est le rythme de l’usine automatisée... La séquence est une sorte de raccourci de l’invention du cinéma : Muybridge poussé dans la direction du mouvement social, loin de l’espace du laboratoire ou de la piste d’essais ; Lumière repoussé vers l’immobilité. L’œuvre exprime une certaine nostalgie de l’espace piétonnier de la classe ouvrière, bref intervalle collectif entre l’immense intérieur fonctionnel de l’usine aérospatiale et l’isolement de l’automobile particulière : l’intervalle entre le travail et le home .

2- Aerospace Folktales 1973
En 1973, Allan Sekula réalise ensuite un long montage photographique et sonore, Aerospace Folktales, qui semble se présenter comme un reportage de la vie à la maison. En effet, les codes photographiques, si l’on n’y prend garde, ressemblent à s’y méprendre à ceux du photoreportage. Si l’on suit Henri Cartier-Bresson, la narration dans le photoreportage suit un déroulé classique :
Faire des reportages photographiques, c’est-à-dire raconter une histoire en plusieurs photos ...
Mais à bien y regarder, il ne s’agit pas pour Allan Sekula de raconter une histoire, un événement, mais de proposer, en détournant les codes du reportage, un montage photographique qui tende à objectiver l’effet de contamination entre deux univers et l’abolition de la vie intime :
Si la maison est une usine, si elle reste encore et toujours l’usine des travaux ménagers, et si à cause du chômage elle devient une usine à attendre le travail ou à travailler pour trouver du travail, tout se mord la queue... L’œuvre consiste principalement en une succession d’images montrant l’espace domestique d’un logement ouvrier propre à rendre claustrophobe, habité par une famille d’employés de bureau. Le montage est ponctué par des intertitres de film muet, et accompagné d’une cacophonie d’enregistrements sonores qui le recouvrent : ma voix, la voix de ma mère, celle de mon père .
Le montage débute sur le parking vide de l’usine, un dimanche, avec un copain du père en short, autour de la voiture, avec l’usine en arrière-fond. La maison est ensuite montrée dans son ambiance paisible, ambiance qui est bouleversée par deux fois, une première par les maquettes d’hélicoptères qui survolent la chambre, et surtout une deuxième où le livre The Effects of Nuclear Weapons apparaît sur une étagère de la bibliothèque des enfants, au devant des contes de Grimm et des voyages de Gulliver. D’autre part, cette contamination du foyer par l’usine est encadrée par deux textes très significatifs : le premier montre le règlement de location du logement loué à l’employé par l’usine, le bon usage qu’il doit en faire, une discipline foucaldienne typique ; le deuxième, c’est le CV du père qui recherche du travail. Ainsi, l’arraisonnement à l’univers du travail est-il complet. Les cartons noirs évoquant le cinéma muet, pleins de l’humour propre à Allan Sekula, rythment eux aussi la séquence dans ses rapports au rythme industriel. La bande sonore cacophonique reproduit un bruit semblable celui de l’atelier de travail.

3- Contexte en 1973
Il faut cependant examiner le contexte dans lequel Allan Sekula réalise ce travail.
a) L’usine fabrique des hélicoptères pour l’armée américaine qui fait la guerre au Vietnam. Les maquettes reproduisent alors, par le point de vue employé par Allan Sekula, les vols guerriers au-dessus du théâtre des opérations et le rythme évoqué pourrait bien alors être celui des pales d’hélicoptère. Presque au même moment, Coppola tourne son plus célèbre film, Apocalypse Now , la séquence du vol des hélicos se faisant d’abord dans le silence ponctué par la musique de Wagner avant que le bruit des machines volantes ne monte progressivement. Tournage qui a lieu dans la jungle des Philippines avec les hélicoptères du dictateur Marcos achetés aux USA...
Ainsi le père, licencié trois ans auparavant, et qui, nous dit Allan Sekula, a étudié les effets des explosions nucléaires pendant son chômage, cherche-t-il à nouveau un travail dans cette branche meurtrière.
b) Pendant toute cette période des années 70, des jeunes américains blancs sont engagés dans un mouvement de contestation radical, The Weatherman (puis The Weather Underground puis enfin The Weather Underground Organisation), qui, grâce à ses relations avec les Black Panther, fait le lien entre lutte pour les droits civiques des minorités et guerre au Vietnam pour reformuler avec d’autres le concept d’impérialisme américain. Allan Sekula, qui est étudiant à l’université de Californie à San Diego, celle où Angela Davis étudie aussi, suit les cours de Louis Marin et Michel de Certeau, ainsi que ceux de Herbert Marcuse.
c) Par ailleurs, sa compagne de l’époque, la jeune artiste et étudiante Martha Rosler, développe dans le contexte des mouvements féministes une nouvelle attitude artistique qui consiste en la destitution du rôle autoritaire de l’artiste :
La majorité des femmes qui se retrouvaient dans le mouvement des femmes artistes, y participaient ou le soutenaient, acceptèrent ces objectifs : la participation – une certaine idée communautaire – le progressisme et l’égalitarisme politiques, l’acceptation de la différence, la critique de la domination, l’optimisme et la productivité... L’innovation formelle, l’utilisation des médias de masse, la théâtralité, la simultanéité du sens propre et du sens métaphorique dans le discours, et la multiplicité des éléments, toutes ces caractéristiques définissaient les performances artistiques de la côte Ouest, la performance étant la principale forme développée là-bas et une forme qui se prêtait idéalement à l’émergence des voix de femmes .
Ainsi, si Allan Sekula est imprégné des mouvements de contestation politiques de son époque, il cherche aussi à produire un travail qui mette en jeu la sphère familiale afin d’en déconstruire les schémas de domination. Il cherche à produire un travail qui prenne en compte ce à quoi aspirent les artistes femmes des mouvements féministes : non pas à affirmer un renversement des rôles de domination à leur profit, mais à proposer une nouvelle forme d’art plus ouverte et « inclusive » comme le dira Martha Rosler dont la performance sera la principale forme plastique. D’où chez Allan Sekula la volonté de placer son travail sur la vie quotidienne, au travail et à la maison, dans la sphère de la performance, mais d’une performance statique qui finalement ne s’inscrit pas dans l’action mais à son encontre. Cette volonté même constitue alors une volonté d’inscrire ses photographies dans une autre contestation, celle du pouvoir dominant de l’artiste masculin au profit de la reconnaissance de la part féminine comme masculine de l’œuvre d’art.
d) En cela, il s’agit aussi d’une critique des données sexistes du pop art alors dominant, ainsi que l’exprime Martha Rosler :
En fait, il n’y avait pas de place pour les femmes dans le pop art. Ses principales interventions nécessitaient de réduire les femmes au silence... Dans le pop art, le féminin se présente sous la forme d’un signe qui est déconstruit et reconstruit en une série de champs visuels fascinants, chacun avec son propre charme fétichiste... Mais contrairement au pop art, le féminisme – et l’art féministe – soulignait l’importance de la différence sexuelle en tant que principe absolu d’organisation sociale, ainsi que la politique de domination qui imprègne l’ensemble de la vie sociale .
La critique du pop art par Martha Rosler s’étend dès lors à sa dimension totalitaire en ce qu’il tend à abolir les différences entre espace public et vie intime :
Le pop montre le monde domestique et domestiqué, non pas comme domicile privé (jusque là, mais seulement jusque là, gouverné par un véritable Père, ou une Mère), mais comme monde quotidien qui se présente comme le monde entier, un terrain sans air qui n’a ni « dedans » ni « dehors » .
Dans ce qui est devenu un espace familial complètement livré au quotidien de l’entreprise, le travail de Allan Sekula tend donc à mettre en œuvre une critique des rôles genrés comme métaphore de l’emprise totalitaire qui s’impose aux Américains au cours de la guerre du Vietnam par le biais des entreprises du complexe militaro-industriel né de la 2e guerre mondiale. Une critique des forces visant à arraisonner et réduire au silence tout mouvement de contestation.
e) Le « bombardement » des civils est donc au cœur de l’œuvre de Allan Sekula, rappelant que, même si les populations civiles américaines ne le sont pas, ce qui est fait en leur nom les contamine comme les radiations d’une explosion nucléaire aux retombées lointaines. Les corps sont potentiellement brûlés, les maisons et les voitures en feu ainsi que le montrent ces deux terribles doubles pages ouvertes par Allan Sekula devant la bibliothèques des contes pour enfants. Les contes pour adultes, ceux que les médias racontent sans cesse aux Américains le sont tout autant, et c’est à la suite de cela que Allan Sekula va développer son travail autour de la production d’une contre information à partir d’un paradigme central des échanges mondialisés : les transports maritimes avec Fish Story . Dans la vie liquide de la mer, les liquidités des biens financiers et des corps s’engloutissent dans l’anonymat des zones portuaires et de la haute mer. Le naufrage du Titanic et le film éponyme produit à grand renfort de dollars et tourné de l’autre côté de la frontière mexicaine en constitue l’écran de fumée mythique, comme une gigantesque entreprise pop de désaffection du visible sous le fétiche.

4- 11 Septembre 2001
Cette grande figure maritime de Fish Story précède de peu une autre figure de la circulation aérienne qui va reprendre en 2001 une position dominante dans l’imaginaire américain de la catastrophe. À l’envers des délires d’angoisse de la population américaine, délires attisés si ce n’est construits par les médias en lien avec le gouvernement de l’époque, Robert Storr, conservateur au MoMA de New York, raconte sa journée du 11 septembre 2001 et la manière dont il pense ce qui arrive. Très vite, il fait la relation à l’histoire des USA, au feu meurtrier qui brûle maisons et corps. Il sent depuis chez lui l’odeur de chair brûlée et ramasse ce que le vent a emporté à travers East River :
Le sol était jonché de détritus emportés par le vent, fragments de papier qui provenaient pour la plupart de documents administratifs et comptables d’entreprises. J’en ramassai un – une page déchirée d’un livre d’histoire consacrée à la bataille d’Antietam, la plus meurtrière de la guerre de Sécession .
Non seulement la narration de Storr se place du point de vue de la famille, ce que ses filles, sa femme et lui-même ont fait, montant sur une échelle de secours pour mieux voir depuis les bord du fleuve ce qui se passe. Mais il en appelle surtout aux parents, alors que les médias traitent les « terroristes » de lâches, par le truchement d’un appel téléphonique de son père :
Ayant servi dans l’armée de l’air américaine durant la Seconde Guerre mondiale, il avait vu les pilotes kamikaze en action... Pour autant que je m’en souvienne, il me dit : « Nous haïssions les kamikaze et nous les craignions, mais nous n’avons jamais pensé qu’ils étaient lâches. Des hommes qui se tuent en tentant de vous tuer, ce ne sont pas des lâches » .
Storr évoque ensuite un autre contexte, celui de la seconde guerre mondiale sur le théâtre européen, suite au coup de fil de sa tante née en Allemagne d’un père juif et d’une mère non-juive :
... ayant connu à la fois la peur d’être exterminée par les nazis et la terreur des bombardements aériens alliés... tout en me faisant remarquer qu’en termes de pertes humaines et de destructions matérielles, cet événement [le 11 septembre 2001] ne représentait pas grand chose relativement à ce qu’elle avait pu connaître dans sa jeunesse.
Storr évoque ainsi, à travers le livre de Sebald , De la destruction comme élément de l'histoire naturelle, les champs de ruine des grandes villes allemandes bombardées par les Américains et les Anglais. Mais il pourrait convoquer aussi l’inutile et totale destruction de la ville de Dresde, bien documentée photographiquement et qui montre les ruines couvertes de cendres. La ville fut entièrement détruite en une nuit, celle du 13 au 14 février 1945, date située entre le Carnaval et le jour des Cendres...
À New York, ce n’est que dans les jours qui suivirent que les réinterprétations de la part des politiques et des médias aux ordres submergèrent littéralement le grand public, produisant un ground zéro de l’analyse historique, ajoute Storr, alors que dans les premières heures, dit-il :
Tout point de vue sur cette calamité demeurait au sens propre confiné à un phénomène optique.
Au-delà de cette visée purement optique, Storr souligne combien les images diffusées massivement produisirent une saturation des sens et une suppression du sens commun. Et il ajoute assister en seconde main à
... une esthétisation de la violence amalgamant l’art et la vie de façon telle que seul le désinvolte, le cynique ou l’être le plus suprêmement indifférent pourrait l’imaginer.
Il critique vertement le musicien d’avant-garde Karlheinz Stockhausen qui venait de déclarer à la presse américaine :
Ce qui est arrivé là, c’est, bien entendu... la plus grande œuvre d’art jamais créée... c’est la plus grande œuvre d’art de tout le cosmos.

5- La photographie aérienne, 1975
Cette esthétisation nous est rappelée en 1975 par Allan Sekula dans L’image instrumentalisée : Steichen s’en va en guerre, l’un de ses textes majeurs écrit immédiatement après Aerospace Folktales. Il cite en effet le manifeste de l’artiste futuriste italien d’inspiration fasciste, Marinetti, écrit à l’occasion de la guerre coloniale éthiopienne et qui file la métaphore musicale :
La guerre est belle, parce qu’elle unit les coups de fusils, les canonnades, les pauses du feu, les parfums et les odeurs de la décomposition en une symphonie .
Si, comme le souligne Allan Sekula, Marinetti parlait principalement en idéologue, en voyou conceptuel , il ne manque pas de rappeler que le fils de Mussolini lui-même mit en pratique cette esthétisation de la violence, et cela devient alors très sombre et très éloigné des kamikaze et des « terroristes » du 11 septembre 2001 :
Je me souviens encore de l’effet que j’ai produit sur un petit groupe d’hommes de la tribu Galla massés autour d’un homme en vêtements noirs. J’ai lâché une torpille aérienne juste au centre, et le groupe s’est ouvert comme une rose s’épanouit. C’était très amusant .
Dans ce long texte, Allan Sekula cherche à destituer de son piédestal la figure institutionnelle mythique d’Edward Steichen, pictorialiste progressiste, puis « grand » photographe de mode, enfin « grand » conservateur pour la photographie au MoMA de New York après la seconde guerre mondiale. Steichen est à ce titre le concepteur et le producteur d’une des expositions les plus vues au monde, The Family of Man, qui reprend tous les poncifs médiatiques du photojournalisme pour chanter une humanité retrouvée, exposition qui donne crédit à ce qui deviendra plus tard la photographie humanitaire dont le plus visible représentant actuellement est sans nul doute Sebastiao Salgado, celui-là même qui était le seul photographe accrédité auprès de Ronald Reagan lorsque celui-ci se fit tirer dessus et alors qu’il lançait son programme La Guerre des étoiles.
À l’occasion de la première guerre mondiale, Steichen fut nommé colonel pour diriger le service de photographie aérienne de l’armée américaine en France. Sous sa direction, des milliers, voire des centaines de milliers de photographies aériennes furent prises. Mais Steichen collectionna en même temps certaines de ces photographies, les transformant en « artefacts » dont Allan Sekula montre toute l’ambiguïté :
Cette appropriation peut être reconnue de manière critique ou bien implicitement niée, auquel cas l’objet est fétichisé et coupé de ses origines .
C’est à la deuxième possibilité que Stechen va se livrer, et Allan Sekula déroule toute la progression dans le temps du processus d’esthétisation auquel se livre Steichen, partant du musée de la vie militaire comme première destination de ces images pour arriver à la galerie d’art à laquelle il vend au début des années 70 ces photographies aériennes signées de son nom alors que très probablement il n’a jamais fait une quelconque prise de vue. Ainsi le mouvement de Steichen vers le marché de l’art est-il aussi un mouvement d’esthétisation de la guerre, mouvement auquel tout photoreporter de guerre participe de manière explicite comme le souligne Allan Sekula :
Les lectures esthétisées des photographies de guerre tendent à identifier l’expérience humaine de la guerre à la personne même du photographe, lequel est habituellement de sexe masculin. Le photographe devient l’unique sujet, le martyr exemplaire, le preneur de risque, l’incarnation héroïque du courage et de l’outrage moral. À l’intérieur de ce mythe, le photographe transcende les notions de complicité et d’implications politiques dans l’accomplissement de son travail ; ses sympathies sont universelles. Ce qui est valorisé est une sorte de maniérisme transcendantal sous les tirs. En faisant la promotion du photographe de guerre comme le témoin « concerné » et « innocent », l’idéologie libérale promeut une image de son humanisme bidon, tout en déniant le fait que l’information, elle aussi, a été mobilisée .
Sous ce terme de mobilisation, il faut entendre bien sûr la mobilisation militaire, comme l’ont toujours été les photographes de guerre au service des armées. Depuis Roger Fenton en 1854 au cours de la guerre de Crimée, en passant par Felice Beato au service de la même armée britannique lors de la deuxième guerre de l’Opium en Chine, jusqu’à nos jours où les photographes sont embarqués par les militaires dans leurs camions et leurs hélicoptères, seul peut-être Steichen eut le « privilège » d’être mobilisé avec un rôle de commandement.

Conclusion
Allan Sekula, dans Aerospace Folktales, cherche bien sûr son autonomie par rapport à cette photographie de guerre, mettant en scène optique, ce qui deviendra pour lui une méthode, les artefacts produits par les univers auxquels il s’attaque : livres, maquettes, photographies et images souvenirs, textes autoritaires, images télévisuelles repiquées sur les actualités montrant alors leur consistance de camera de surveillance. C’est d’ailleurs bien à cela qu’il rapporte les photos aériennes collectées par Steichen :
Le sens photographique de l’ « avoir-été-là », identifié par Roland Barthes, devait souscrire aux exigences de l’ « être-là ». Impératif qui fait surgir le rêve de l’enregistrement, de la transmission et de la réaction répressive « instantanés », ainsi que la prémonition de la vidéo surveillance .
C’est tout ce contre quoi Allan Sekula se constitue comme jeune photographe et artiste au début des années 70 dans un contexte dont on à vu les potentiels et l’arrière-fond historique. Pour lui, The Family of Man est bien l’ancêtre de cette surveillance surplombante qu’exercent les pouvoirs dominants de son époque, surveillance on le sait qui n’a cessé de s’agraver. La grande exposition de Steichen, qui voyagera dans le monde entier, est à l’aune de ce qu’est actuellement l’exposition Genesis de Salgado, une production de type hollywoodien dont les enjeux en termes de propagandes sont au niveau des coûts de production. Allan Sekula, à la fin de son article, en termine définitivement avec Steichen comme il a cherché avec Aerospace Folktales à en finir avec le photoreportage et la photographies moderniste :
Les seuls vecteurs conséquents de la carrière de Steichen étaient le sentimentalisme, l’opportunisme, et un dévouement féroce au métier ; les deux premiers ont conduit directement à en faire un agent idéologiquement bienveillant du pouvoir politique industriel... Steichen a contribué à une image falsifiée de la famille, des femmes, de la consommation, de la guerre, de la politique internationale, et de la liberté culturelle.
En 2013, André Rouillé, sur le site Paris-art.com commentait récemment l’exposition Genesis de Salgado, l’économiste brésilien de l’agro-alimentaire devenu photographe, mettant en lumière la dimension entrepreneuriale de cette exposition, l’organisation planétaire de sa circulationet l’idéologie très réactionnaire et propagandiste qui la sous-tend :
... L'écologie sans la politique, la nature à rebours de la société, le salut dans un mouvement régressif de l'histoire jusqu'à sa mythique origine intemporelle, celle d'un état de nature d'avant l'éclosion de la société.?C'est sur cette philosophie à deux balles que repose le projet Genesis, entre les mythes du paradis perdu et du bon sauvage, les stéréotypes de la pureté des origines, et la fiction d'une rédemption possible de l’humanité...
Le monde de la culture internationale, vaste entreprise hollywoodienne à laquelle certaines productions photographiques s’agrègent, nous raconte toujours des contes, présupposant que la société de consommation nous maintiendrait dans la situation infantilisante d’y croire toujours comme il faudrait croire encore au Père Noël. On peut hélas s’en inquiéter au vu des queues qui patientent à l’entrée de Genesis comme elle patientaient pour voir The Family of Man. Allan Sekula, lui, avec ses « Contes populaires aérospatiaux », dont on saisit toute l’ironie du titre, nous invite au contraire à sortir des histoires et des mythes construits par les médias et les pouvoirs politiques. Il serait à nouveau atterré devant Genesis comme il l’était devant The Family of Man, s’il était encore de ce monde.