Les Archives de la mémoire
Colloque Porto
Université des lettres, département philosophie
4-5 décembre 2013
En 1859, Charles Baudelaire écrivait au directeur des lettres françaises en assignant à la photographie une place qu’il estimait devoir lui revenir, lui déniant en même temps une valeur artistique. Comme il le disait, elle devait être la très humble servante des arts. Pourtant, il employait une expression, « les archives de notre mémoire », dont la poétique résonne maintenant fortement à notre esprit.
Qu’elle enrichisse rapidement l’album du voyageur et rende à ses yeux la précision qui manquerait à sa mémoire, qu’elle orne la bibliothèque du naturaliste, exagère les animaux microscopiques, fortifie même de quelques renseignements les hypothèses de l’astronome ; qu’elle soit enfin le secrétaire et le garde note de quiconque a besoin dans sa profession d’une absolue exactitude matérielle, jusque-là rien de mieux. Qu’elle sauve de l’oubli les ruines pendantes, les livres, les estampes et les manuscrits que le temps dévore, les choses précieuses dont la forme va disparaître et qui demandent une place dans les archives de notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie. Mais s’il lui est permis d’empiéter sur le domaine de l’impalpable et de l’imaginaire, sur tout ce qui ne vaut que parce que l’homme y ajoute de son âme, alors malheur à nous !
Depuis son invention, le débat tournait autour de ce que devait être la photographie, science pour les uns, art pour les autres, et au fond Baudelaire semblait pencher pour la première solution, celle d’un cantonnement de la photographie dans les usages serviles qu’on voulait lui réserver.
1- La pièce invisible
Pourtant, quinze ans auparavant, William Henry Fox Talbot posait lui-même cette question en réalisant un ouvrage photographique, le premier de l’histoire, The Pencil of Nature. Dans cet ouvrage, il développe en 24 photographies accompagnées de textes, le catalogue des usages de la photographie. Il nous présente des vues d’architecture, des œuvres reproduites, des sculptures, des manuscrits, des plantes photographiés. Baudelaire corroborerait-il donc avec retard le point de vue de Talbot ?
La planche 8 présente l’une de ces photographies sous le titre A scene in a library : c’est une photographie d’un rayonnage de la bibliothèque du savant qu’est Talbot, où l’on voit sur deux étagères superposées un arrangement de livres aux tranches ouvragées, et où l’on remarquera que les livres n’occupent pas toute la place sur les rayons, mais que leur inclinaison ménage des creux triangulaires, comme un prisme. Le fond est noir, insondable, on ne voit pas de mur, de tapisserie ou tout autre indication décorative attendue normalement. Talbot nous propose manifestement une mise en scène spécialement apprêtée pour la prise de vue photographique. Et son titre même en corrobore l’artifice. Il s’agit de la mise en scène d’un fragment de bibliothèque.
Talbot fut l’un des derniers grands esprits encyclopédiques de son temps, à un moment où les savoirs de divers ordres s’étendaient et se spécialisaient tellement qu’il devenait impossible à un esprit singulier d’englober toutes les connaissances du monde.
Alors que Talbot ne nous dit rien de ces livres dont nous avons du mal à lire les tranches, André Jammes, le grand collectionneur de photographies de la 2e moitié du XXe siècle en France, décrypte pour nous ce fragment de bibliothèque :
On peut deviner la signification de quelques étiquettes dorées : Manners and Customs of the Ancient Egyptians, Philological Essays, Miscellanies of Science, Botanische Schriften, The Philosophic Magazine, La Storia Pittorica dell'Itâlia de Luigi Lanzi, et les trois volumes des Poetae Minores Graeci dans l'édition de Th. Gaisford. Cette collection n'est pas seulement une « still-life » (la vie arrêtée pour nous par le photographe), c'est un véritable autoportrait du génial inventeur. Comme on le sait, Talbot était membre de la Royal Society à titre de mathématicien ; c'était un botaniste distingué, un amoureux de l'Italie et un philologue consulté qui sut, l'un des premiers, interpréter les écritures cunéiformes.
Par contre, dans le texte l’accompagnant, Talbot propose une véritable prospective fantastique du devenir de la photographie, manifestant un esprit primesautier éloigné de l’idée de sérieux qu’on pourrait se faire du scientifique à l’époque victorienne :
Voici une expérience assez curieuse, ou une spéculation, prise parmi les nouvelles idées que la découverte de la photographie nous suggère. À la vérité, je ne l'ai jamais essayée et n'ai jamais ouï dire que quelqu'un l'ait tentée ou proposée, quoiqu'elle doive infailliblement réussir, si elle est bien conduite.
Lorsqu 'un rayon de soleil est réfléchi par un prisme et projeté sur un écran, il y forme une superbe raie colorée, que l'on nomme le spectre solaire.
Des expérimentateurs ont trouvé que si ce spectre frappe une feuille de papier sensible, c'est l'extrémité violette qui exerce l'effet principal ; et ce qui est vraiment remarquable, c'est qu'un effet semblable est produit par certains « rayons invisibles » situés au-delà du violet, et au-delà des limites du spectre, et dont l'existence ne nous est révélée que par cette action qu 'ils exercent.
Maintenant, je voudrais proposer que l'on séparât ces rayons invisibles des autres, en les contraignant à passer dans un appartement voisin par une ouverture dans le mur ou la cloison. Cet appartement serait ainsi rempli (on ne doit pas dire « éclairé ») de rayons invisibles, qui pourraient être répartis en toutes directions par une lentille convexe placée derrière l'ouverture. S'il y avait un certain nombre de personnes dans la pièce, elles ne pourraient se voir : et cependant si une « caméra » était placée dans la direction de quelqu'un, elle prendrait son portrait et nous révélerait ses mouvements.
Ainsi, pour utiliser une métaphore que nous avons déjà employée, l'œil de la caméra verrait distinctement, là où l'œil humain ne trouverait que les ténèbres.
Hélas ! Ce fruit de l'imagination est quelque peu subtil pour être introduit efficacement dans un roman moderne ; pourtant, quel « dénouement » nous aurions si l'on pouvait imaginer que les secrets de la chambre dans les ténèbres sont révélés par le témoignage du papier imprimé .
Nous voilà plongés dans l’univers du fait divers et du conte fantastique tel qu’il se développe au milieu du XIXe siècle : il suffirait d’appuyer sur un bouton, ou sur un livre, pour qu’un mécanisme secret se mette en branle et qu’un espace caché s’ouvre à nous. Il y aurait donc une pièce secrète, un espace sombre caché derrière les rayonnages des livres, des bibelots, de la verrerie d’appartement, qui porterait une mémoire latente prête à se révéler à la « lumière » de rayons invisibles. Par avance, Talbot illustrerait cet espace des archives en attente d’un éclairage. Par avance aussi, il semblerait répondre à cette interrogation de Georges Perec dans Ellis Island :
Comment saisir ce qui n’est pas montré, ce qui n’a pas été photographié, archivé, restauré, mis en scène ?
2- Le Rayon invisible
Dans son travail de jeunesse, le photographe américain Allan Sekula nous propose une autre sorte de conte populaire. Comme Martha Rosler, dont il était très proche, il fait d’abord des performances, puis s’intéresse aux relations entre la vie quotidienne et la pratique artistique :
Je commençais aussi à penser qu’il devrait être possible de photographier la vie de tous les jours – la sortie de l’usine, les travaux ménagers – comme s’il s’agissait de performances .
Il se réfère pour cela en 1973 à cette idée du rayon invisible, de la pièce secrète, du rayonnage de librairie, non pas dans le sens de la science-fiction, mais comme une promesse malheureusement réalisée de la manière la plus dramatique.
Aerospace Folktales est un long montage critique de la vie familiale des Américains moyens, dans lequel textes et photographies se croisent et s’éclairent. Les textes se manifestent sous forme de cartons noirs comme dans le cinéma muet des origines, mais ne produisent pas d’ancrage narratif aux images. Une bande-son cacophonique accompagne l’exposition qui a lieu à l’Université de Californie à San Diego.
L’œuvre consiste principalement en une succession d’images montrant l’espace domestique d’un logement ouvrier propre à rendre claustrophobe, habité par une famille d’employés de bureau. Le montage est ponctué d’intertitres de film muet, et accompagné d’enregistrements sonores qui se recouvrent : ma voix, la voix de ma mère, celle de mon père .
Un jeu apparemment plein d’humour se déploie entre les images et les textes, déployant un ordre familial apparemment rassurant et calme jusqu’au moment où un livre sur les effets des bombes atomiques est sorti du rayon de la bibliothèque.
Cette sortie est surprenante, car ce livre n’était pas présent dans le rayon montré par la photographie précédente. Ce livre vient d’ailleurs, d’on ne sait quelle autre bibliothèque, peut-être celle que le père de Sekula, ingénieur de l’aéronautique, garde dans son bureau à l’abri des regards des enfants, dans sa pièce secrète. C’est d’une autre histoire qu’il s’agit, et celle-ci révèle alors bien autre chose que les archives érudites d’un esprit encyclopédique du XIXe siècle ou d’un ingénieur américain de l’aéronautique au XXe siècle. Les vues suivantes montrent en effet la destruction des corps, des voitures et des maisons résultant de l’action d’un autre rayon invisible, celui émis par la bombe atomique, et ces photographies viennent contaminer l’ordre apparent de l’espace privé.
L’espace domestique est bouleversé, détruit, et, de ce fait, ne peut plus constituer une archive de la vie privée pour le futur. La bibliothèque n’ouvre pas alors sur un espace fantasmé. La menace de destruction des corps et des objets mise en exergue par Sekula semble donner crédit à Baudelaire qui, à travers une expression poétique de l’archive, n’en mène pas moins, en son siècle positiviste, une réflexion sur les objets et leur représentation pour l’archive. Cette réflexion, très concrète, n’en appelle pas à une autre dimension, celle des arcanes de l’inconscient, que pourtant la poétique de son expression nous suggère maintenant.
3- Le garage, un lieu d’hétérotopie
En 1977 Martha Rosler conçoit une œuvre, Travelling Garage Sale, qu’elle appelle conjointement brocante et performance. Elle conçoit alors celle-ci, à travers les objets, comme une véritable pénétration dans les représentations inconscientes des classes moyennes américaines.
Il s’agit d’une vente de garage, et non d’un vide grenier comme le présente Sur/sous le pavé, son ouvrage de référence en français . La vente de garage est aux USA une vente spontanée réalisée par les particuliers qui, le samedi après-midi, ouvrent leur garage et vendent leurs affaires en trop. Ils déballent leurs affaires sur l’espace compris entre l’entrée du garage et le trottoir, mais aussi par extension à l’intérieur du garage lui-même. Ainsi, un fragment de l’espace privé de chacun s’ouvre un temps dans l’espace public en dehors de tout phénomène organisationnel et institutionnel. On le sait, en France, le vide grenier relève d’une institutionnalisation à minima de cette pratique, celle-ci se passe dans l’espace central et public des villes et villages, et ne donne pas, ou très rarement, d’aperçu sur l’espace privé des gens.
Martha Rosler organise ce qu’elle présente au public du quartier comme une vente de garage et au public des milieux artistiques comme une performance. Deux cartons d’invitation différents sont diffusés à ces deux publics. La première exposition a lieu en 1973 à San Diego, à l’Université de Californie où elle fait alors ses études en compagnie d’Allan Sekula.
Le double statut de cette action montre bien la détermination de Martha Rosler, encore étudiante, à développer une œuvre où les notions de partage, de communauté, de critique de la position sexiste des artistes sont déterminantes. Elle vise en outre à brouiller les pistes en termes d’autorité de l’œuvre et de discours surplombant de l’artiste.
Cette vente de garage est destinée ensuite à voyager et sera reconduite en divers points du monde comme :
- au garage La Mamelle à San Francisco les 1 & 2 octobre 1977,
- en 1999 à la Generali Foundation à Vienne en Autriche,
- en 2000 au Nederlands Foto Instituut, Rotterdam,
- en 2000 au Museum of Contemporary Art à New York,
- en 2002 au Moderna Museet à Stockholm,
- en 2004 au Project Arts Centre à Dublin,
- en 2005 à l’Institute of Contemporary Arts à Londres,
- en 2007 à Unitednationsplaza à Berlin,
- en 2010 à Art Basel en Suisse.
Dans cette vente de garage, Martha Rosler déploie ce qui peut se présenter comme une véritable archive privée de ce que les gens mettent au rebus :
Des étagères avaient été suspendues au plafond et des tables avaient été dressées pour y disposer vêtements, livres, disques, jouets, bijoux et objets ménagers .
Une projection de diapositives présente une collection d’objets trouvés, photographiés sur d’autres brocantes, et une bande son fait entendre des réflexions sur les questions de la valeur d’échange des objets, du fétichisme qui s’y attache, des sentiments de désir et de honte entremêlés qui animent les visiteurs :
La bande-son questionne les formalités sociales et les relations sociales, du banal au transcendantal .
L’espace est organisé par la lumière, qui est forte à l’entrée du garage, et qui diminue progressivement à mesure où l’on s’enfonce à travers les tables et les affaires vers le fond. Avec la même progression, les objets sont installés selon un désordre seulement apparent, qui met en fait en scène une progressivité conjointe à la lumière :
La qualité des objets diminuait progressivement, les plus neufs, les plus vendables et socialement acceptables étaient devant et les magazines pornographiques, les diaphragmes usagés, les sous-vêtements se trouvaient dans l’ombre .
Non seulement Martha Rosler s’interroge sur les différentes valeurs sociales portées par les objets, valeur d’échange, valeur d’usage et valeur symbolique, mais elle reconstruit ici les véritables archives de notre mémoire à travers une organisation spatiale très maîtrisée : une image métaphorique des arcanes de notre cerveau, sa dimension inconsciente, psychanalytique :
La disposition des marchandises renforcée par la diminution progressive de l’éclairage devenait une représentation métaphorique de l’esprit, où les meilleurs attributs sont mis en avant, alors que les rêveries et les souvenirs secrets sont refoulés. Dans une autre formulation, plus freudienne, on peut penser que la partie émergée de l’esprit, le conscient, est dominée par l’être validé socialement alors que les parties moins visibles de la psyché sont dominées par des éléments relevant de la sphère privée .
Des objets les plus séduisants, les plus propres à se disperser dans d’autres espaces privés, aux objets les plus sexualisés, Martha Rosler nous fait fictivement pénétrer dans les zones d’ombre de l’esprit. Le garage est-il la mise à nu de cet espace fictionnel que suggérait Talbot ? Les rayons invisibles sont-ils ceux de l’inconscient ? À quelles expériences sensorielles les archives de la mémoire nous convoquent-elles alors ? L’espace du garage est un lieu de transition, celui du départ, celui de la discontinuité, de la désorganisation et de la dispersion de l’espace privé rassurant. Ce que Foucault aurait pu appeler une hétérotopie :
Les hétérotopies ont toujours un système d’ouverture et de fermeture qui les isole par rapport à l’espace environnant .
4- Habiter une chambre
Lors d’un voyage de travail en Pologne en 2008, en collaboration avec Christiane Vollaire, j’ai eu la possibilité de photographier les chambres d’accueil des demandeurs d’asile politique. Le fruit de ce travail est un livre, Le Milieu de nulle part, qui entend mettre en tension critique les rapports entre textes et photographies autour d’une critique des politiques migratoires instaurées dans l’Espace de Shenghen. Comme le précise Christiane Vollaire dans son préambule :
Le texte de cet ouvrage est le produit conjoint d’un travail photographique et d’un travail philosophique de terrain, qui a pris naissance dans l’été 2008 en Pologne. Il s’est élaboré visuellement à partir des photos d’espaces d’hébergement ou de rétention. Et textuellement à partir des entretiens effectués auprès de cent quatre personnes réfugiées, en majorité tchétchènes, dans seize centres d’hébergement ouverts et deux centre de rétention fermés .
Partis en catastrophe de leur pays, les Tchétchènes ont pris avec eux les quelques affaires que nous voyons dans les photographies que j’ai faites. Antichambres est le titre qui rassemble les trois cahiers photographiques du livre. La première des trois parties, présentée ici, montre un ensemble de quinze photographies des pièces où sont hébergés en centres ouverts les demandeurs d’asile.
Les objets emmenés avec soi se mélangent sans doute à divers objets récupérés dans le pays d’accueil et l’ensemble constitue souvent tout ce que ces gens possèdent, la totalité de leurs biens. Ainsi, ce qu’on voit à l’image pourrait constituer l’archive des possessions à partir desquelles une autre vie va se construire, non pas les archives d’une mémoire passée, mais une archive constituant le socle d’un futur. Ces photographies résultent de la demande précise des demandeurs d’asile à représenter leur lieu. Ils ont rangé celui-ci, ils l’ont organisé, débarrassé de certains objets en en mettant d’autres en valeur, ils ont exhibé les posters des cartes de l’Europe, de la nourriture abondante, qui manifestent leurs aspirations. Leur geste d’invite à photographier me semblait réitérer ce que nous disait Georges Perec à Ellis Island :
C’est cela qui nous est donné à voir et c’est seulement cela que nous pouvons montrer .
Cette photographie pourrait résumer les effets de construction formelle qui mènent à penser visuellement l’espace provisoire des migrants. La « lecture » peut bien sûr se faire de gauche à droite, et alors on voit comment l’espace d’accueil est construit de manière discontinue par les objets devant et sur le mur. Mais elle peut aussi se faire dans la profondeur de l’image, l’angle formé par le mur et l’armoire suggérant une référence à la profondeur perspectiviste. En réalité, cet espace à deux parois est ouvert, déplié comme une feuille, et les objets semblent rapportés à un lieu sans appartenance. Ceux-ci sont « collés » au sens d’un photomontage d’avant-garde, suggérant la perte de l’espace perspectiviste uniciste. Entre ces deux sentiments, l’espace se trouve sur une crête improbable, fragile. Enfin, la « lecture » peut se faire de bas en haut : dans l’image, les objets ne sont pas posés sur le sol du fait des effets de cadrage ; puis, au-dessus, ils constituent un discontinuum, un appareillage de dissemblances, dont la ligne supérieure forme un horizon au-dessus duquel se situe un ciel blanc comme une surface vierge à écrire. Cette dernière « lecture » met en jeu les trois états qui structurent le livre : d’où viennent les migrants (objets sans assise), où ils sont (montage d’objets dissemblants), et à quoi ils aspirent (un horizon encore à écrire).
Ainsi, si cette première partie est construite comme un ensemble de quinze photographies montées selon un processus répétitif et horizontal, chaque photographie, par ses trois propositions de « lecture », donne aussi à voir un espace parcouru aussi bien mentalement que physiquement de façon circulaire. La circularité des directives européennes trouve là une métonymie visuelle.
La chambre est le lieu par excellence du privé, mais ici c’était le seul lieu possible pour que les demandeurs d’asile puissent faire la publicité de leurs aspirations à une nouvelle vie citoyenne. Ils n’étaient pas dans la perspective de la chambre de la tante de Proust qui depuis 25 ans regardait de sa fenêtre le monde dont elle ne connaissait plus rien d’autre. Perec encore nous dit bien que c’est le lieu où la mémoire s’active :
Il me suffit simplement, lorsque je suis couché, de fermer les yeux... pour que presque instantanément tous les détails de la chambre... me reviennent en mémoire ,
Mais ici de quelle mémoire des lieux s’agit-il ? De quel habiter s’agit-il, et quand habitons-nous l’espace qui nous est accordé ? Quels sont les gestes issus des habitudes qui traduisent cette appropriation ? Les objets, pour Perec, sont les sites de cette transition :
Habiter une chambre, qu’est-ce que c’est ? Habiter un lieu, est-ce se l’approprier ? Qu’est-ce que s’approprier un lieu ? À partir de quand un lieu devient-il vraiment vôtre ? Est-ce quand on a mis à tremper ses trois paires de chaussettes dans une bassine de matière plastique rose ? Est-ce quand on s’est fait réchauffer des spaghettis au-dessus d’un camping-gaz ? Est-ce quand on a utilisé tous les cintres dépareillés de l’armoire-penderie ? Est-ce quand on a punaisé au mur une vieille carte postale représentant Le Songe de Sainte-Ursule de Carpaccio ? Est-ce quand on y a éprouvé les affres de l’attente, ou les exaltations de la passion, ou les tourments de la rage de dents ? Est-ce quand on a tendu les fenêtres de rideaux à sa convenance, et posé les papiers peints, et poncé les parquets ?
Nous avons croisé dans les centres d’accueil tous ces objets, les bassines en plastique, les chaussettes qui sèchent, le réchaud, l’armoire, les photos au mur, les rideaux, mais aussi la viande qu’on découpe dans la cour, le rituel de la cuisine du pays d’origine, les communautés partagées entre les hommes d’un côté, les femmes d’un autre, et les enfants courant partout. Déployés dans ces espaces contraints, ces remémorations d’une autre vie se dévident dans ce que Michel Foucault appelait plutôt des emplacements . Si, pour l’anthropologue des objets de l’exil Alexandra Galitzine,
L’objet est instance d’évaluation du migrant par le regard d’autrui, ce regard portant une violence désagrégeant l’intimité de l’objet-affect ,
ici la demande même des demandeurs d’asile remet en jeu cette remarque, montrant peut-être que ces objets sont porteurs d’une adresse qui nous est faite et qui pour une part reste mystérieuse . C’est peut-être cela que les migrants, dans ces emplacements transitoires, veulent signaler, l’arrivée avec eux d’une archive privée qui constitue à la fois un monde passé et un monde en construction avec lequel nous devrons, nous aussi, construire un espace qui les accueille vraiment.
Les politiques migratoires, dans leur effectivité la plus concrète, consistent, quand ces migrants se retrouvent comme clandestins dans les rues de nos villes, à d’abord leur prendre leurs affaires et les jeter. Il ne s’agit pas alors d’une simple dépossession matérielle, mais du vol qui nous est fait autant qu’à eux d’une possibilité de construire un espace commun qui ne soit pas à nos seules conditions. C’est cela qui est montré dans ces photographies, et c’est avec cela que nous devons aussi construire un monde commun. Ces objets sont les rares clés de compréhension et de communication avec les demandeurs d’asile. Dans les photographies, les objets sont à l’avant-garde d’une future relation. Comme le précise Alexandra Galitzine, par leur discontinuité même, ces objets expriment différentes temporalités, des espaces-temps, dont une part relève d’un futur à construire alors qu’une autre nous vient de l’espace et des temps de l’origine :
Ces régimes spécifiques de temporalités et d’évocation ne sont pas sans conséquence sur les objets de l’exil, compris ici comme l’ensemble des objets transformés par l’expérience de l’exil, c’est-à-dire par un état discontinu du sujet dans le temps .
Ce que nous montrent à travers ces photos les migrants, c’est alors l’instabilité de leur situation en même temps que leurs aspirations à une vie meilleure, les objets étant la trace des remaniements de leur inconscient et de leurs activités conscientes à l’œuvre pour accomplir psychiquement autant que matériellement leur devenir. Ces Antichambres seraient alors, autant que chez Martha Rosler, la figuration des activités de l’esprit sur les objets comme métaphore des efforts surhumains en vue de l’acclimatation à un nouveau contexte en large part encore inconnu. Ces objets ont donc un potentiel heuristique important et c’est sans doute la vraie valeur à accorder au souci d’esthétisation manifesté par les demandeurs d’asile, souci dont nous ne jugerons pas en termes de goût mais comme une aventure qui nous est proposée.